CEDETIM
Les
cahiers de la rue Voltaire
Hommage
à Félix Guattari
Au
<<companero>> Félix
Michel
Benasayag
Au
compañero,car un compañero est celui que nous rencontrons
avec nos tribus dans des lieux erra-
tiques
et mystérieux de ce monde aux mille dimensions,à la profondeur
infinie,au-delà de ce que les sédentaires de toutes les nations
et de tous les peuples,ne voient pas ou ne veulent pas voir.
Au
compañero et non au camarade,camarade qui implique toujours une
fausse tiédeur et qui se com-
plaît
dans l ’arrêt définitif,la sédentarisation des idées,la
cristallisation des images,la raison d ’Etat.
Libérateur-dictateur,au
nom du bien de ceux qu ’il opprime.
Au
compañero,car j ’ai constaté que nombre de ses tribus (plus
audacieuses que jamais …)erraient
du
côté où se retrouvaient les oasis des miennes,compañero
donc,et non «frère »,car cet amour-là,amour du
lien de sang,est toujours prêt à verser le sang de celui qui
n ’est pas mon frère,car enfin, l ’on aime toujours plus son frère
que son cousin,son cousin que son voisin …et la bête immonde dévaste
les longues caravanes de nomades.
Pour
toi compañero,quelques lignes,traces nomades dans un désert,où,et
ceci est la surprise,après
les
tempêtes et la disparition des traces de pas,une mémoire,éthérée
et fertile,flotte toujours,prête à être réveillée
au passage du prochain nomade,du prochain rebelle,comme les ondes d ’Alice,comme
les portes et les fenêtres qui en s ’ouvrant font exploser les cabinets
de consultation des savants docteurs qui œdipianisent la liberté,comme
ton sourire plein de chimères,bref,compañero,accompagnons-nous
dans mille nouvelles aventures.C ’est la raison d ’être de ces quelques
lignes qui suivent,te raconter et continuer avec toi et grâce à
toi.
La
solidarité ou le renforcement de la société du spectacle
Les
quelques lignes que j ’entame ici font écho à une soirée
organisée par différents amis de Félix
Guattari,certains
de Chimères,d ’autres du CEDETIM,que ce dernier,en tant qu ’animateur
d
’un groupe internationaliste,avait placé sous
l
’angle de la question :«Félix Guattari et la solidarité
inter-nationale.»
Si
nous nous contentions de répondre d ’une façon linéaire
à une telle question,nous devrions alors
partir
à la recherche de l ’inventaire des actes et gestes qu ’un militant
disparu aurait accomplis,pour
nous
arrêter au rayon «solidarité internationale».Tout
se passe en effet comme si,à la disparition d ’un camarade,on élaborait
son curriculum vitae final en cherchant à remplir le mieux possible
les cases,reflet tacite d ’une conception philosophique d ’après
laquelle un homme ou une femme consti-tuent une unité avec des cases
vides qu ’il remplit ou pas au cours de sa vie.Autant le dire tout de suite,rien
de plus étranger à la pensée de Guattari qu ’une telle
conception !
C
’est pourquoi il s ’agit plutôt,selon moi,d ’énoncer quelques
mots à la puissance évocatrice,
quelques
images et sentiments afin d ’apprécier si leur consonance avec d
’autres mots et images arri-ve à «faire rhizome »,et
d ’autre part de voir en quoi ces tribus nomades de la révolte peuvent
deve-nir «machines de guerre »dans le combat pour l ’émancipation
et la liberté.Dans cette perspective,la notion même de solidarité
internationale reste étrangère à tout ce qui,à
mon
avis,était
la pensée de Guattari.En effet,l ’idée de solidarité
implique la conception d ’une situation
par
rapport à laquelle un spectateur reste extérieur,et dans
laquelle il choisit son camp,conception qui au demeurant ne peut pas ne
pas être rapprochée de l ’essence même de la société
du spectacle,où il ne s ’agit pour le citoyen-spectateur que de
choisir son camp dans le match auquel il assiste.
Certes,la
solidarité internationaliste compte avec une histoire et un devenir
contradictoires et com-
plexes
et l ’époque n ’est pas si lointaine où il
s
’agissait de déceler,choisir ou trouver le «fer de
lance
»,qui n ’était autre que l ’apparition phénoménale
dans le monde du sujet de
l
’histoire.On devait alors être solidaire de certains peuples,classes,races,etc.,non
de par leur position singuliè-re dans la situation concrète,mais
parce qu ’ils étaient sensés représenter le sujet
téléologique,sous sa version messianique,de la libération
de l ’humanité.
A
cette époque totalisante et totalitaire,succède,aujourd ’hui,sa
sœur jumelle,mais symétriquement opposée,celle qui nie le
sujet,le sens,la liberté,de par la négation d ’une concaténation
quelconque dans le monde et dans
l
’histoire.Il s ’agit de cette époque dans laquelle nous nous trouvons
encore et qui a débuté par le cri de guerre des nouveaux
maîtres-à-penser,ces nouvelles figures de la réac-tion
que sont les nouveaux philosophes et qui restent les sophistes de toujours.En
déclarant qu ’il fal-lait «en finir avec les sanglots longs
de l ’homme blanc »,ils souhaitaient la bienvenue au relativis-me
culturel bon marché,père du nouveau racisme,leur permettant
d ’énoncer un principe,soit dit en
passant,tout
aussi autoritaire et arbitraire que celui de la concaténation universelle,celui
selon lequel entre les phénomènes humains,politiques,sociologiques,culturels,il
n
’existe aucune relation,aucun
lien.Apparente
négation du lien pour mieux permettre de conserver et renforcer
les liens et les rela-tions d ’oppression que les pouvoirs centraux exercent,sous
différentes formes,sur
l
’ensemble du monde.Et dans cette vision,la solidarité est devenue
une version renouvelée de la vieille philan-thropie caractérisant
la figure repoussante de la dame patronnesse,qui espère que son
aumône aura le pouvoir de garder l ’état des choses et les
choses en l ’état.
En
effet,chaque fois que nos si beaux et si photogéniques «french
doctors »apportent une aspirine ou un sandwich aux populations qui
souffrent,leur geste paraît refléter toute leur impuissance
de par son manque flagrant d ’efficacité.Or,il existe en fait une
efficacité paradoxale,énorme,dans la mesure où la
solidarité et l ’humanitarisme permettent de guérir et
d
’apaiser toutes les blessures et
douleurs
des «belles âmes »occidentales qui,pressées de
faire la charité,acceptent avec soulage-ment l ’impuissance à
laquelle celle-ci les soumet.
C
’est donc en ce sens que «solidarité »renvoie aujourd
’hui au renforcement de la société du spec-tacle et du contrôle,au
renforcement des mécanismes de sédentarisation propres à
nous rapprocher de cette douce et tiède sensation du spleen où
l ’on jouit de et par notre impuissance.
Car
à quiconque voudrait se révolter,notre société
répond par une série de questions qui ne sont que
des
pièges et des invitations à l ’impuissance.En effet,celui
qui,face à une injustice,ose se révolter,
se
verra aussitôt interrogé sur son programme concernant l ’économie,l
’écologie,le chômage,la
Bosnie,le
Timor oriental,la situation des femmes,
l
’excision,bref,on lui demandera de se rendre à
l
’évidence de sa totale impuissance,de faire
l
’aumône et de se taire.
Or
voilà où,à mon avis,Félix commence à
nous aider,car si à celui ou celle qui se révolte on deman-de
de prendre en charge «le monde »,
d
’avoir un programme alternatif pour
«le
monde »,nous pou-vons nous interroger avec lui sur ce que c ’est
finalement que ce machin qu ’on nomme «le monde ».
Il
s ’avère à la réflexion que ce n ’est que ce patchwork
ridicule,cet ensemble désassemblé,cet arbi-traire minable
que les différents médias et en particulier la télévision
nous présentent comme étant «la situation du monde
»,à laquelle il s ’agit pour nous d ’opposer des mondes et
des situations.
La
révolution moléculaire
De
nos jours,il est devenu courant et d ’un simplisme affligeant d ’énoncer
que le monde est com-plexe.Et ce constat de la complexité du monde
n ’est certainement pas une invitation à la pensée qui permettrait
l ’action,mais s ’apparente plutôt à une injonction qui prohibe
des pensées dans la multi-plicité des situations,des points
concrets qui nous permettent de multiples décisions et révolutions
moléculaires.
Chaque
situation est certes complexe,mais le complexe n ’est pas ce à quoi
une décision ou une
révolte
doit impérativement répondre pour exister en tant que telle.Dit
autrement,à mon avis,la
pensée
de la révolution moléculaire nous permet justement de lancer
des praxis nouvelles,de créer
du
radicalement nouveau en se dégageant de l ’exigence gestionnaire
d ’après laquelle pour nous
révolter,nous
devrions posséder préalablement un programme capable d ’offrir
des solutions de
rechange
à chaque problème de ce que les crétins qui nous gouvernent
appellent «le monde ».Car
c
’est la détotalisation,ou la capacité de tolérer
l
’angoisse du multiple,qui est à mon avis ce qui nous permet aujourd
’hui d ’imaginer et de réaliser des milliers de luttes-fêtes
libertaires.
«Le
monde »n ’existe pas,il n ’existe qu ’une myriade de mondes et de
situations possibles,tous plus ou moins fragiles,que nous pouvons imaginer
et créer.Les maîtres de l ’univers pourront tant qu ’ils
existeront
jouir de ce qu ’ils posséderont apparemment dans le désert
existentiel où
l
’utilisation de leur pouvoir et l ’écrasement de toute puissance
les plongent.Car l ’exercice du pouvoir implique le devenir transparent,ce
qui ressemble à s ’y méprendre au nettoyage par le vide,le
maître ne pouvant pas vider impunément sans se vider.Et c
’est la raison pour laquelle jamais la révolte ne pourra pas-ser
par le chemin qui nous conduit à devenir des maîtres,fût-ce
des maîtres libérateurs.
Constituer
ces multiples qui comptent pour un…
A
présent,nous pouvons revenir à ce qui,avec la solidarité,«fait
rhizome »dans la pensée de
Guattari.Premièrement,il
y a d ’un point de vue lourd,fort,ce qu ’il développe avec Deleuze
dans
«L
’Anti-Œdipe ».Il n ’est,en effet,pas «solidaire»de tel
ou tel peuple du tiers monde,mais four-nit dans ce livre la «machine
de guerre»capable de faire éclater les rapports de pouvoir
propres à la famille modelée sous la figure sordide de l
’Œdipe.Faire éclater les voies dominantes de repré-sentation
des affects implique ainsi la libération d ’une puissance,la renomadisation
capable de mettre sérieusement en cause les fondements de la propriété
privée,de la religion,du patriarcat,du machisme,etc.
Félix
n ’est pas solidaire,il lutte en rencontrant un peu au hasard,un peu par
vocation,ceux qui lut-
tent.Il
ne fournit pas de programme clés en main,pas plus qu ’il ne construit
de modèles,et de ce fait,il ne se transforme jamais en bon maître
libérateur.Mais il nous a montré dans
«L
’Anti-Œdipe » comment une machine de guerre pouvait déterminer
les coordonnées d ’une axiomatique libératrice.
Félix
n ’était pas solidaire des Noirs,des Arabes,des Juifs,des Latino-américains,etc.Il
était un négro,un bougnoule,un youppin,un sudaca,un métèque.De
prime abord,cela peut sembler bien poétique et sympathique,et plutôt
le fait d ’une belle âme souffreteuse et impuissante.
C
’est pourquoi il est nécessaire de comprendre ce que peut être
un rhizome pour se rendre compte à quel point Félix s ’est
trouvé à une distance sidérale de la figure de la
belle âme.
Le
concept (mais Félix aurait-il aimé qu ’on
l
’appelle ainsi ?)de rhizome est un concept pour ainsi dire rationnellement
compréhensible,et applicable.Nous pouvons utiliser comme exemple
pour le comprendre le mécanisme de la relativité tel que
l ’explique et le découvre Galilée au dix-septième
siècle.En effet,celui-ci s ’est rendu compte que lorsqu ’on lançait
du haut du mât d ’un bateau en mouvement un objet lourd,celui-ci
prenait le même temps pour arriver à terre qu ’un objet lancé
de la même hauteur sur terre ferme.Or le premier objet avait parcouru
une distance supplémentaire par rapport au deuxième,à
savoir la distance de la chute +la distance parcourue par le bateau,ce
qui veut dire qu ’il y a une distance qui a été parcourue
dans un temps zéro,chose qui en principe restait impossible et impensable.Le
même mécanisme nous sert quand nous visons la tête d
’un fasciste qui court.Il est conseillé,avant de tirer,d ’imprimer
à l ’arme un mouvement qui suit,qui s ’adapte au
mouvement
du fasciste.Ainsi,la balle sortira du canon avec un mouvement déjà
adapté au corps en
mouvement.La
balle qui se prépare constitue ainsi un système unique avec
la tête qui se déplace.
Comme
nous pouvons le voir,y compris par l ’effet peu esthétique de la
chose,il n ’y a pas de poé-
sie
là-dedans.Faire rhizome signifie que la balle devient tête
en déplacement comme la tête devient
balle
en mouvement.
Cependant,entre
le point fixe qui vise et le point en mouvement,nulle unité,nulle
harmonie onto-
logique.Mais
il existe pourtant la possibilité de la création,de l ’établissement
d ’un rhizome,d ’un
système
dans lequel cette balle qui vise établit une unité paradoxale
(le multiple compte pour un)
avec
l ’objet qu ’elle vise.Elle pourra l ’atteindre ou non,et de l ’autre côté
la tête pourra éviter ou être atteinte par le coup.Mais
en tous cas,il y aura eu ce moment éphémère dans lequel
un système par- tagé donne l ’être à la consistance
qui le détermine.Un rhizome est ainsi ce qui,sans rétablir
le prin-cipe dialectique de la concaténation universelle,mais en
gardant le principe matérialiste de la déliai-son et du multiple
ontologique,nous permet de comprendre ce qui dans la déliaison peut
entrer en consonance par la configuration éphémère
d ’un système unique.Etre négro ou bougnoule par rap-port
au racisme n ’est pas ainsi être le Blanc solidaire du pauvre raton,mais
cela signifie au contrai-re le devenir,et l ’assomption de la condition
bougnoule ou métèque,à la lumière de la révolte
et duprojet de dépassement commun.
Les
conséquences et corollaires n ’en sont pas minces.D ’une part,il
est certes ridicule de lire son
journal
pour décider «de quel côté on est »,mais
pire encore est le fait de considérer par exemple
que
la lutte contre l ’apartheid est «une question de Noirs »dont
les Blancs n ’ont qu ’à être solidaires.
Car
nous glissons là,inévitablement,vers un racisme à
la bonne conscience qui consiste à croire
qu
’un Noir,de par le degré de mélanine contenue par sa peau,ne
peut qu ’être anti-raciste.Et aux
belles
âmes de s ’étonner de voir sur leur écran de télévision
des flics noirs réprimant et battant
d
’autres Noirs.Or dire que l ’anti-racisme est une question de Noirs,est
en soi un énoncé raciste.Il
est
bon de se rappeler que le commando de résistants juifs du ghetto
de Varsovie a commencé par exécuter,et ceci pendant longtemps,les
Juifs collaborateurs de la police du ghetto avant de tuer les premiers
Boches S.S..Et ceci est magnifique car cela montre que la liberté,que
tout projet libertai-re,n ’est pas surdéterminé par une race,une
religion,ou une classe sociale quelconques.Rhizome signifie donc,non pas
«solidarité »,mais «faire système »,constituer
ces «multiples qui comptent pour un »au sein d ’une révolte.
Il
existe cependant un autre élément qui pourrait nous faire
persister dans la pensée de la solidarité,celui qui,en partant
du sens commun,nous conseille tout bêtement d ’être gentil,de
protéger les faibles contre les forts,donc de ne pas permettre (ou
pas trop,ou pas toujours),ou bien de le per- mettre seulement quand il
y a une bonne raison,que le fort écrase le faible ;ou même,finalement,
au constat qu ’effectivement le fort écrase le faible,de nous contenter
de verser une larme ou une aumône en devenant ainsi une belle âme.A
vrai dire,la pensée du rhizome comme système à partir
duquel une machine de guerre peut exis-ter nous permettant de mener la
révolte,ne part,à mon avis,en aucun cas,d ’une telle pensée
d ’après laquelle il y aurait des faibles et des forts.Conseiller
aux forts ou leur demander de ne pas écraser les faibles,il faut
le savoir,nous conduit toujours à cristalliser leur place de maître
car comme l ’écri- vait Shakespeare :«Les maîtres de
l ’univers sont ceux qui,en pouvant le détruire,ne le font pas ».
Un
projet de libération n ’est jamais un projet de ce type car dans
ce cas-là,la solidarité prendrait la repoussante et sordide
figure de la militance que je nommerais «militance S.P.A.»
dans laquelle on
conseille,on
demande,on supplie,si on est très dur,parfois,on menace,que le maître
ne fasse pas
de
mal à son chien.
Une
pensée de la liberté est une pensée qui
s
’oppose absolument à ce genre de conception,et pour l ’expliquer,je
développerais l ’exemple caricatural du chien.Si je ne traite pas
mal mon chien,et si au contraire,d ’une façon sérieuse,je
respecte,sans avoir peur des mots,le mystère de la vie dont il est
porteur au même titre que moi,si je construis avec lui une relation
de non possession mutuelle où je peux me reconnaître moi-même
dans mes peurs,mes appétits et mes pulsions aussi multiples et aussi
étrangers à moi que mon chien
l
’est pour ma conscience,j ’aurais construit un tout petit monde,une situation
dans laquelle toute utilisation de la force,toute brutalité,casserait
ce système, ce rhizome duquel mon chien,quelques os,mon bureau,mes
rêves,mon amour pour la révolte,son étonnant appétit
pour quelques odeurs très fortes,font partie.
Le
monde ne se divise en effet pas en faibles opprimés et en forts
oppresseurs et pour illustrer ceci par des exemples un peu plus politiques
que mon chien,parlons de cette question qu ’on a souvent entendu poser
de la possibilité ou non pour un groupe révolutionnaire,de
se servir de certaines
méthodes
(comme la torture)ou de certaines armes.De là,d ’interminables discussions
s
’ensuivirent, propres au champ théorique de la dialectique,sur le
rapport entre la fin et les moyens.Or,à vrai dire, quand on abandonne
la pensée en termes d ’un sujet ou d ’un moi transcendantal,on peut
dire que le
changement
d ’une situation élimine la situation antérieure.Ainsi,par
exemple,si un révolutionnai-
re
venait à utiliser contre quelqu ’un la torture,ce ne serait pas
un révolutionnaire utilisant la torture, ,mais tout simplement un
tortionnaire.La fin et les moyens qui relèvent d ’une fiction transcendanta-
le,nous font croire qu ’il existe des entités qui,à l ’image
de la permanence de la pierre,traverseraient impunément les différentes
situations auxquelles elles sont confrontées.Or rien,mis à
part l ’illusion sédentaire des philosophes réactionnaires,ne
nous permet
d
’identifier une entité telle que son poids
et
sa profondeur ontologique puissent garantir son existence au-delà
des situations qui lui donnent
existence.C
’est pourquoi aussi,dans l ’exemple de
l
’apartheid,il ne s ’agit pas de solidarité quel-
conque
ou du parti que va prendre un moi transcendantal dans les différentes
situations immanentes qui l ’entourent,mais de comprendre tout bêtement
qu ’un homme X n ’est pas le même,profondé-ment le même,s
’il accepte de vivre dans un monde où l ’apartheid existe,ou bien
s ’il décide de se révolter.Il n ’est pas le même car
il n ’est question de l ’être de l ’être humain que dans et
à travers les paris qu ’il lance et qu ’il partage.
Peut-être
me permettrais-je ici une rapide parenthèse pour marquer ce qui,à
mon avis,correspond sinon à une aporie,du moins à un point-problème
dans la pensée de Guattari,point-problème qui a, en tous
cas,le mérite de provoquer ma pensée.Il s ’agit de la question
de la «discrimination »des
rhizomes
existants.Autrement dit,si un rhizome constitue une situation,qu ’est-ce
qui détermine
dans
le multiple et la déliaison propres à l ’être que certains
états fassent rhizome,ou dit avec des
mots
qui me sont plus familiers,qu ’est-ce qui fait qu ’ils établissent
la consistance d ’une situation
plutôt
que d ’une autre ?
En
effet,est-ce que n ’importe quoi peut faire rhizome avec n ’importe quoi
?Ou dit autrement,est-ce que l ’absence de ce qui pourrait être un
régime de discrimination de ce que l ’on nomme l ’événe-ment
n ’est pas dangereuse dans la mesure où elle nous plonge dans ce
que l ’on appelle la polysémie post-moderne ?
Je
crois que la recherche des éléments qui nous permettent de
discriminer,de diviser,est nécessaire, car on ne peut aborder la
pensée du social si l ’on considère que finalement tout n
’est qu ’une question d ’esthétique.Que quelqu ’un,par exemple,joue
au golf ou qu ’il milite pour les droits civiques d ’une minorité
opprimée,bref,qu ’il trahisse ou qu ’il résiste,ou encore
qu ’il reste indifférent,qu ’est-ce qui nous permet de dire qu ’entre
ces trois exemples la différence n ’est pas gratuite ou «esthétique
»?
Selon
moi,il s ’agit de comprendre que même l ’esthétique n ’est
pas esthétique dans la mesure où la question sur le beau
n ’est elle-même jamais une question «esthétique »,dans
le sens de gratuit ou
d
’«un coup pour rien ».
Il
n ’y a jamais «un coup pour rien »,car même si nous partons
d ’une critique radicale de tout his-
toricisme
déterministe,c ’est-à-dire même si nous considérons
que les différentes situations ne sont
pas
ordonnées par une concaténation quelconque,nous ne pouvons
penser que dans la situation,et dans la situation tout n ’est pas du pareil
au même.Il s ’agit donc bien de repérer ce qui fait la diffé-rence
ou,comme le disent les philosophes depuis toujours,qu ’il existe quelque
chose plutôt que rien.
Autrement
dit,la situation existe d ’une façon non nécessaire,mais
dans cette situation,que l ’on peut
appeler
un monde parmi des mondes,quelque chose existe dans ce qui existe qui fait
que la pensée
et
la liberté sont possibles.
Le
monde,ou ce que l ’on nomme le monde,se présente toujours comme
une solution étanche,un
ensemble
de renvois symboliques capables de créer une véritable consistance.Par
rapport au carac-
tère
ontologique de la consistance,nous pouvons toujours dire qu ’il s ’agit,comme
le dit Spinoza,
non
pas de quelque chose qui existe en soi et qui nous est ainsi donné,mais
bien au contraire,que
toute
consistance qui configure un monde ou une situation,relève du registre
du pouvoir.Or,le pou-
voir
existe seulement sous condition de la délégation imaginaire
de la puissance provenant des indi-vidus,par laquelle il est favorisé
et dont il est alimenté.Mais que la délégation de
la puissance,qui
constitue
et configure les pouvoirs,soit une délégation «imaginaire
»,n ’empêche nullement que
cette
instance du pouvoir ait bel et bien des effets dans la réalité.
L
’inconsistance implique ainsi ce mouvement de déliaison dans lequel
un sujet se constitue de par
le
pari du questionnement de la consistance de la situation.La consistance
déclare par la bouche de
ses
multiples
représentants :«Circulez,il n ’y a rien à voir !»
en voulant par là affirmer que cette
surface
lisse de la consistance,du pouvoir,ne saura offrir des failles où
il y ait «quelque chose à
voir
».Mais au cas où,envers et contre tout,quelques fissures apparaîtraient,les
agents de la consis-tance nous fournissent cette formule d ’auto-contrôle
et d ’auto-censure qui nous permet de replonger dans notre sommeil de type
opiomane,en nous berçant au son de sa musique: «Ça
doit être pour quelque chose ».Ainsi,la consistance,même
quand elle offre des failles,peut être réparée «imagi-nairement
»(mais toujours avec des effets dans le réel)par ce type de
phrase incantatoire qui rassu-re ceux qui veulent être rassurés
qu ’en effet il n ’y avait rien à voir.
Ainsi,la
pensée n ’est pas n ’importe quelle activité corticale,la
pensée est toujours pensée de et sur
le
point d ’inconsistance,de déliaison d ’une situation,tout en sachant
qu ’inconsistance et déliaison ne sont jamais données en
soi dans la situation,mais relèvent d ’un pari,d ’un forçage
militant,d ’unacte sans garantie qui dit :«Ce qui est comme ça
n ’est pas forcément comme ça »,ou dit autrement,il
y a toujours le niveau de ce qui existe,mais aussi toujours la possibilité
d ’une question qui s ’énon-cerait ainsi :«Mais qu ’est-ce
qui existe dans ce qui existe ?».Les discours du pouvoir consistent
dans l ’affirmation que cette question n ’a pas lieu d ’être posée,car
il n ’existe que ce qui est donné à la perception normalisée
immédiate,et toute faille est à réparer ou restaurer.Mais
pour nous,la recherche militante de ce qui pourrait exister dans ce qui
existe,est la seule garantie de ce que vrai-ment il puisse exister quelque
chose dans ce qui existe.
Les
énoncés du pouvoir sont donc toujours des énoncés
visant à saturer et nulle part nous ne trou-verons dans la réalité
et dans le quotidien des invitations et des appels à l ’engagement
et à la pen-sée.Car engagement et pensée sont seulement
possibles sous la forme de la transgression,de la sub-version.Finalement
Félix fut sa vie durant un subversif,un rebelle,bref un nomade qu
’aucun chant des sirènes ne sera parvenu à sédentariser.Dans
ce sens-là,aucun souvenir qui puisse le «panthéo-niser
»n ’est possible ni souhaitable et il ne nous reste à présent
qu ’à continuer notre marche.
CHIMERES
1
http://www.revue-chimeres.org/pdf/autced03.pdf
|
|
Plissé
fractal
ou
comment les machines de Guattari
peuvent
nous aider à penser
le
transcendantal aujourd’hui
PIERRE
LÉVY
Pierre
Lévy,
professeur
de
communication
à
l’université
de Paris
VIII.
Dernier
livre paru :
Les
arbres de la
connaissance,
La
Découverte, 1992.
LA
PENSÉE DOIT S’ÉLANCER EN AMONT DES
«
FAITS » pour s’interroger, non seulement
sur leurs causes mécaniques,mais également sur ce qui les
fait être ce qu’ils sont, sur les agencements d’énonciation
dont ils sont les énoncés, sur les mondes de vie et de signification
du magma desquels ils sur-gissent.
Remonter
vers les sources, tel est le sens du problème du transcendantal.
Par
quoi y a-t-il un monde ? L’histoire de la philosophie et,partiellement,
celle de la science, peuvent être considérées comme
l’ensemble des propositions qui ont été articulées
pour répondre à cette question. Il n’est évidemment
pas pos-sible
de
reprendre ici toute l’histoire de la philosophie, ni même de la résumer.
Nous nous contenterons de quelques coups de sonde inspirés par certains
travaux récents, puis nous montrerons comment les machines de Guattari
(qui sont tout sauf mécaniques) nous aident aujourd’hui à
reposer ce
problème.
Au
lieu sans lieu de l’origine toujours présente, faut-il élire,à
la suite de Kant, un sujet transcendantal de la connais-sance? Ou bien,
comme les cognitivistes contemporains, une
architecture
du système cognitif humain ? Cela nous renvoie immédiatement
à une nouvelle instance, car le fondement biologique du sujet cognitif
est dans le cerveau, comme le
pensent
aujourd’hui les connexionnistes et les tenants de l’homme neuronal. Or,
quitte à situer la source dernière sur la strate biologique,
ne devrait-on pas plutôt considérer l’organisme tout entier,
ses opérations récursives et son auto-poïèse,comme
le sujet cognitif ultime, celui qui calcule son monde ? On suivrait en
cela tout le courant de la deuxième cybernétique, notamment
illustrée par von Foerster, Maturana et Varela. Aurions-nous alors
atteint le terme ? Non, car
l’organisme
tel qu’il est renvoie deux fois aux contingences de l’Histoire : le «
dehors » intervient une première fois à tra-vers
la
construction ontogénétique et l’expérience de vie;
il se loge une seconde fois au coeur de l’organisme spécifique au
hasard de la phylogenèse. L’évolution biologique, à
son tour, ne peut se séparer de l’histoire infiniment bifurquante
et
différenciée
de la biosphère, et même au-delà, elle se connecte
rhizomatiquement à la terre, à ses replis et à ses
climats, aux flux cosmiques, à toutes les complexités de
la physis et de son
devenir.
Plutôt
que de conduire, de proche en proche, du cognitif au biologique et du biologique
au physique, la méditation du sujet transcendantal de la connaissance
peut renvoyer à son autre : l’inconscient des affects, des pulsions
et des fantasmes.
Mais,
ici encore, il est impossible de s’arrêter à l’inconscient
freudien comme à un terme dernier. Guattari et Deleuze ont montré
que ledit inconscient ne se limitait pas à un réservoir
de
désirs incestueux ou agressifs refoulés mais qu’il était
ouvert sur l’Histoire, la société et le cosmos. L’inconscient
total, qui n’est plus conçu comme une entité intrapsychique,
ce
sont les agencements collectifs d’énonciation, les rhizomes hétérogènes
le long desquels circulent nos désirs et par les-quels se jouent
et se rejouent nos existences. Or on ne peut
établir
une liste a priori de tout ce qui entre dans la composi-tion des agencements
d’énonciations et des machines dési-rantes: lieux, moments,
images, langages, institutions,techniques, flux divers, etc. Et finalement,
de nouveau, nous découvrons que le terme ultime, ou plutôt
l’horizon sans terme du transcendantal ici nommé « inconscient
», pourrait
bien
être le monde lui-même.
Revenons
au carrefour d’où nous étions partis, le sujet de la connaissance,
pour suivre une troisième voie, celle de l’empi-rie.
L’expérience
n’est-elle pas originaire ? Et avant même l’expérience, les
sens qui la rendent possible? Dans Les cinq sens, Michel Serres a réussi
le tour de force de construire, à
partir
de chacune des modalités sensorielles, une métaphy-sique,une
physique, une gnoséologie, une esthétique, une politique
et une éthique. La sensation serait donc fondatrice.
Mais
le propre du toucher, de l’ouïe, de l’odorat, du goût et de
la vue, n’est-il pas de se rapporter au monde ? Si la per-ception fait
exister pour nous le dehors, c’est aussi, en retour,
sur
le devenir et la splendeur terrible du monde que repose la vie des sens.
Etre, c’est être perçu, disait Berkeley. La per-ception et
le monde sensible sont les deux faces, les deux bords du même pli.
Par un renversement peut-être prévisible, le livre suivant
de Michel Serres, Statues, mettait la chose, la masse, l’extériorité
la plus dense au fondement des collectifs
humains,
des subjectivités et de la connaissance. L’empirisme situe le monde
au coeur de la connaissance. C’est ce que Kant,qui avait voulu placer au
centre le sujet, avait bien fait voir
dans
sa métaphore de la « révolution copernicienne»
en phi-losophie.
Mais
on a beau chasser le monde par la grande porte du transcendantal, il revient
par les fenêtres du corps, sous l’aspect d’images impalpables qui
hantent et font vivre le
sujet,
et par la force du temps, qui transforme tout.
En
explorant d’autres voies, nous pouvons remonter du sujet individuel aux
significations sociales qui l’habitent, à l’ima-ginaire instituant
qui le traverse (Castoriadis), à l’envoi his-torial qui le destine
(Heidegger), aux épistémaï qui structurent
son
discours (Foucault), etc. Rappelons que la principale apo-rie,lorsque l’on
considère un transcendantal historique, vient de son caractère
par définition évolutif et varié. Il y a bien un
transcendantal
historique, mais sous l’effet de quelles causes,de quels devenirs innommés
se métamorphose-t-il en perma-nence? Si l’on concevait des causes
et des effets dans la
région
transcendantale, qu’est-ce qui la différencierait alors du domaine
empirique ? Tout le factuel et le contingent de l’Histoire (géographie,
écroulements d’empires, propagations
de
religions, inventions techniques, épidémies, etc.) ne rétro-agit-il
pas sur la région historiale ? Les tours et les retours du transcendantal
historique ne résultent-ils pas d’effets écolo-giques,de
processus cosmopolites ? De nouveau, pour com-prendre ce par quoi il y
a un monde, nous sommes ramenés à la complexité et
aux remous du monde lui-même.
Première
approche du pli
En
effet, c’est toujours le monde, sa multiplicité indéfinie,
sa réalité, sa matérialité, sa topologie singulière,
les contingences de son devenir, Cosmopolis peuplée de collectifs
hétérogènes
à
l’infini et à toutes les échelles de description, c’est finale-ment
le monde lui-même, dis-je, que l’on découvre, à chaque
fois, en amont du complexe vital de significations qui fait être
tel monde pour nous. Par les métaphores et les images reçues,
par les significations culturelles à nous transmises (impliquant
dans leurs plis des fragments holographiques de nature), par l’inconscient
machi-nique branché sur le dehors, par les techniques matérielles,les
écritures et les langues sous la dépendance desquels nous
pensons et produisons nos messages, tout ce par quoi nous
expérimentons
et vivons le monde est précisément le monde lui-même,
à commencer par notre corps de sapience.
L’organisme
vivant est certes producteur de sa niche-univers plutôt que platement
adapté à elle, il faut suivre en cela Varela. Mais nous devons
également reconnaître que le monde extérieur, ou si
l’on veut « le milieu », est toujours
aussi
déjà contenu par l’organisme connaissant qui le produit.
Dans
le vivant, le monde s’est localement replié en machine autopoïétique
et exopoïétique, productrice de soi et de son dehors. En amont
du monde empirique expérimenté par nous, le monde transcendantal
que nous évoquons ici n’est certes
pas
réductible à quelque strate physique, ou biologique, ou sociale,
ou cognitive, ou autre. Ce n’est pas non plus la somme ordonnée
ou bien articulée des strates. Il s’agit du monde comme réserve
infinie, trans-monde, sans hiérarchie
de
complexité, toujours et partout différent et compliqué
: Cosmopolis.
Corps,
cultures, artifices, langages, significations, récits…l’empirique
devient transcendantal et le transcendantal fait advenir un monde empirique.
«
Ça » se plie et se replie en transcendantal et empirique.
Le pli est l’événement, la bifur-cation
qui
fait être. Chaque pli, action-pli ou passion-pli, est le surgissement
d’une singularité, l’amorce d’un monde. La prolifération
ontologique est irréductible à l’une ou l’autre couche particulière
des strates ; irréductible également à quelque pli-maître
comme celui de l’être et des étants, de l’infrastructure et
de la superstructure, du déterminant x et du
déterminé
y. Le monde total et intotalisable, le trans-monde cosmopolite, différencié,
différenciant et multiple est au
contraire
infiniment replié, il fourmille de singularités dans les
singularités, de plis dans les plis. Les oppositions binaires massives
ou molaires comme l’âme et le corps, le sujet et l’objet, l’individu
et la société, la nature et la culture, l’homme et la technique,
l’inerte et le vivant, le sacré et le profane, et même l’opposition
dont nous sommes partis entre transcen-dantal et empirique, tous ces partages
sont des manières de
plier,
ils résultent de plis-événements singuliers du même
« plan de consistance » (Deleuze et Guattari). « Ça
» aurait pu se plier autrement. Et comme le pli advient dans un monde
infiniment diversifié mais unique, on peut toujours remonter
à
l’événement du pli, suivre son mouvement et sa courbure,
en dessiner le drapé, passer continûment d’un côté
à l’autre.
L’âme
et le corps chez Gilbert Simondon
Si
bien que, comme l’a montré Gilbert Simondon, il n’y a pas de substances
mais des processus d’individuation, pas de sujets mais des processus de
subjectivation. La subjectivation comme action ou processus continué
constitue un « dedans »
qui
n’est autre que « le pli du dehors » (Deleuze). Les dua-lismes
aplatissent et unifient violemment ce qu’ils distinguent, empêchant
ainsi de repérer les plis et les courbures par quoi les régions
de l’être passent l’une dans l’autre. « Descartes
n’a
pas seulement séparé l’âme du corps ; il a aussi, à
l’inté-rieur même de l’âme, créé une homogénéité
et une unité qui interdit la conception d’un gradient continu (je
souligne,P. L.) d’éloignement par rapport au moi actuel, rejoignant
les zones les plus excentrées, à la limite de la mémoire
et de l’imagination, la réalité somatique. » (Gilbert
Simondon,L’individuation psychique et collective, p. 167)
L’âme
et le corps, saisies comme des multiplicités différen-ciées,communiquent
par leurs zones d’ombre. La conscience libre, rationnelle et volontaire,
d’une part, le mécanisme phy-sico-
chimique
des organes, d’autre part, se rejoignent par la sensation, l’affect, toute
l’obscurité psychosomatique du désir, de la sexualité
et du sommeil. Le machinal, le réflexe, l’hérité du
psychisme, toute la division et l’extériorité de
l’esprit
à lui-même le replient vers le somatique, le font deve-nir
corps.
L’union
psychosomatique ne devient un problème que si l’on tente de connecter
les extrémités du pli, qui ne sont que deux cas limites :
d’un côté, la conscience claire et rationnelle ; de l’autre,
le corps-matière ou le cadavre auto-mobile. Mais
l’âme
et le corps communiquent toujours déjà par le pli qui les
rapporte l’un à l’autre, par les multiplicités noires de
la courbure qui forment la plus grande part du sujet.
L’effort
pour suivre le pli, esquissé ici sur le cas de l’âme et du
corps, devrait être mené sur toutes les oppositions molaires.
A chaque fois, en lieu et place d’entités homogènes et bien
découpées, on découvrirait un plissé fractal
(Mandelbrot), une infinie différenciation de l’être suivant
des
plis
passant continûment les uns dans les autres.
La
science et la société chez Bruno Latour
Ce
que Gilbert Simondon a mis en lumière concernant les rap-ports de
l’âme et du corps, Bruno Latour l’a montré sur le cas de la
science et de la société. L’auteur de La science en action
a
replongé la science et la technique dans le grand collectif hétérogène
des hommes et des choses. Mais ce serait une erreur de croire qu’il a dénié
toute spécificité à la technos-cience parce qu’il
montre les forces disparates qui la compo-sent.
La
science et la technique émergent d’un méga-réseau
hété-rogène,elles contribuent en retour à le
nouer, à le courber autrement. Sciences et techniques résultent
d’un pli du col-lectif cosmopolite, qui se replie en science des choses,
d’un côté, et en société des hommes, de l’autre.
Il y a bien une identité (multiple et variable) de la science, un
style de pli, un régime d’énonciation qui la singularise.
Mais un penseur rigoureux ne peut se donner la particularité pro-duite
par un événement (fût-il continué) sans avoir
parcouru préalablement le pli qui l’effectue. Il ne peut se donner
l’essence avant le processus. Avant toute spécificité de
la connaissance scientifique et de l’efficacité technique, il y
a
d’abord
une manière de plier entre la vérité des choses en
soi et le conflit herméneutique des subjectivités. Ce type
de par-tage
se
replie toujours de nouveau, au sein même de l’activité scientifique,
et pourrait toujours se plier autrement ou ailleurs.
Telle
proposition scientifique aurait été située sur la
face sociale ou trop humaine du partage si le pli était passé
plus loin. Comme pour l’âme et le corps, le travail qui consiste
à retrouver et dessiner le pli ne peut s’accomplir sans dissoudre
l’unité
et l’homogénéité des régions qu’il distingue.
Il reste que, malgré toutes les analogies possibles, le pli qui
singula-rise la science n’est pas identique, par exemple, à ceux
qui font advenir la justice, la beauté ou la sainteté.
Les
lois de l’inerte et le miracle du vivant
chez
Prigogine et Stengers
De
tous les contemporains explorateurs de plis, Illya Prigogine et Isabelle
Stengers comptent sans doute parmi les plus remarquables. Dans leurs deux
ouvrages, Entre le temps et l’éternité, et La nouvelle alliance,
ils ont tenté d’abattre le
rideau
de fer ontologique qu’une certaine tradition philoso-phique avait construite
entre les êtres (l’en soi) et les choses (le pour soi). S’appuyant
sur les derniers développements de la science contemporaine, la
philosophe et le prix Nobel ont
profondément
renouvelé la philosophie de la nature. A les lire, on redécouvre
dans la physis l’irréversibilité du devenir et le caractère
instituant de l’événement que l’on avait cru réser-vés
aux univers de l’homme (depuis que l’on pense l’Histoire) et de la vie
(depuis la découverte de l’évolution biologique).
Les
processus loin de l’équilibre et les systèmes dynamiques
chaotiques connectent par un pli longtemps resté invisible la nécessité
statique du mécanisme et le hasard miraculeux de
l’auto-organisation
vivante. Dès lors que le déterminisme de la « matière
» et l’inventivité finalisée du vivant ne sont plus
que des cas limites d’un continuum infiniment complexe,replié et
parsemé de singularités, la vie et l’univers physique,le
signal et la signification cessent de s’opposer. Non seule-ment ils se
rapportent l’un à l’autre dans leur différence, mais ils
passent aussi l’un dans l’autre.
Le
concept de système dynamique chaotique est l’un de ceux qui permettent
de penser la volute géante unissant la vie orga-nisée aux
nécessités de la physis. Pour illustrer et modéliser
ce concept, Prigogine et Stengers ont notamment choisi la
«
transformation du boulanger », c’est-à-dire l’étirement
et le repli indéfiniment réitéré d’une surface
représentant « l’espace des phases d’un système ».
L’opération mathéma-tique
de
la transformation du boulanger est une sorte d’ana-logue formel du travail
qu’un véritable boulanger fait subir à une pâte à
pain (voir La nouvelle alliance, p. 329-343 et 401-
407
ainsi que Entre le temps et l’éternité, p. 96-107). Et peut-être
est-ce l’image même du temps avant qu’il ne coule, avant qu’il ne
soit saisi dans un système de coordonnées : ce mou-vement
sans
fin d’étirement, de pli et de repli d’une surface abstraite.
La
mécanosphère
Des
plis ne cessent d’involuer et de se recourber les uns dans les autres,
tandis que d’autres se déplient. Accueilli dans le pli individuant,
le signe ou l’ondulation des choses, devient signification. Les êtres
s’individuent autour des plis des
choses,
du vallonnement des paysages, des courbes des corps,des arabesques dessinées
par quelque ligne mélodique, de la tournure des événements…
Des entités s’individuent ou se désindividuent pour que «
ça » se prête à d’autres plis, que « ça
» se réindividue autrement. Qu’il s’agisse d’un objet cos-mique,
d’une espèce, d’un biotope, d’une culture, d’un régime politique,
d’un moment, d’une atmosphère ou d’un sujet, sous tout processus
d’individuation, une machine travaille (voir
«
L’hétérogenèse machinique », Félix Guattari,
Chimères n° 11, 1991, repris dans Chaosmose, Galilée,
1992).
L’analyse
réductrice croit avoir trouvé un fondement de l’explication,
un dernier sol causal, qui se confond souvent avec telle ou telle strate
(le « biologique », le « psychique », le «
social », le
«
technique », etc.). Or l’analyse soucieuse de
la
singularité des êtres, plutôt que de tout perdre (sauf
la cer-titude),dans une régression vers un fondement, quel qu’il
soit (voir le pensiero debole prôné par Gianni Vattimo), doit
au contraire tenter de faire apparaître la consistance propre, la
dimension
d’autopoïèse (Varela), la qualité ontologique par-ticulière
de l’entité, du phénomène ou de l’événement
consi-déré.
C’est
pour échapper à la réduction que nous avons
besoin
du concept de machine.
Une
machine organise la topologie de flux divers, dessine les méandres
de circuits rhizomatiques. Elle est une sorte d’attracteur qui recourbe
le monde autour d’elle. En tant que pli pliant activement d’autres plis,
la machine est au plus vif
du
retour de l’empirique sur le transcendantal. Une machine peut être
considérée en première approximation comme appartenant
à telle strate physique, biologique, sociale, tech-nique,
sémiotique,
psychique, etc., mais elle est plus généra-lement trans-stratique,
hétérogène et cosmopolite. Les machines sont «
ce par quoi » il y a des strates. Non seulement une machine produit
quelque chose dans un monde, mais elle contribue à produire, à
reproduire et à trans-former
le
monde dans lequel elle fonctionne. Une machine est un agencement agençant,
elle tend à se retourner, à revenir sur ses propres conditions
d’existence pour les re-produire.
La
composition des machines n’est ni ensembliste, ni méca-nique,ni
systémique. Cela est impossible car, dans la pers-pective néo-vitaliste
qui est ici la nôtre, chaque machine est animée d’une subjectivité
ou d’une proto-subjectivité élé-mentaire.
On
ne se représentera donc pas des machines (bio-logiques,sociales,
techniques, etc.)
«
objectives » ou « réelles », et plusieurs «
points de vue subjectifs » sur cette réalité. En effet,
une machine purement « objective », qui ne
serait
portée par aucun désir, aucun projet, qui ne serait pas infiltrée,
animée, alimentée de subjectivité, ne tiendrait pas
une seconde, cette carcasse vide et sèche s’effriterait immé-diatement.
La
subjectivité ne peut donc être cantonnée au
«
point de vue » ou à la « représentation »,
elle est instituante et réalisante. D’autre part, la subjectivité
ne prend forme et ne se soutient que d’agencements machiniques divers parmi
les-quels,
à
l’échelle humaine, les agencements biologiques, sym-boliques,médiatiques,
sociotechniques tiennent une place capitale.
Les
conceptions habituelles de la composition ne répondent en réalité
qu’aux problèmes de l’objectivité pure, dont les modèles
systémiques, informatiques et cybernétiques ne sont
qu’une
variante élaborée. Mais les machines ne sont ni pure-ment
objectives ni purement subjectives. La notion d’élément ou
d’individu ne leur convient pas non plus, ni celle de col-lectif,
puisque
la collection suppose l’élémentarité et fait sys-tème
avec elle. Comment alors penser la composition des machines ?
Chaque
machine possède une qualité d’affect différente, une
consistance et un horizon fabulatoire particulier, projette un univers
singulier. Et pourtant elle entre en composition, elle s’associe avec d’autres
machines. Mais sur quel mode ?Vouloir intégrer, unifier violemment
les machines plurielles sous un seul projet, un seul principe de consistance
revien-drait peut-être à les tuer et certainement à
diminuer leur
richesse
ontologique. Une unification « réelle » serait des-tructrice,une
unification conceptuelle appauvrirait la com-préhension et l’intelligence
du phénomène considéré. Il est donc nécessaire
de respecter la pluralité machinique, une plu-ralité
sans
éléments (par en dessous) ni synthèse ou totalisa-tion
(par dessus). Mais la pluralité, justement parce qu’elle n’est pas
composition d’éléments, ne peut être synonyme de
séparation.
Il y a bien une composition ou une correspon-dance des machines. Cette
articulation paradoxale devra être analysée avec infiniment
de délicatesse et de précaution dans chaque cas particulier.
Nous faisons l’hypothèse qu’il n’existe
aucun
principe général de composition, mais qu’au contraire chaque
agencement machinique invente localement son propre mode de communication,
de correspondance, de com-possibilité ou d’entrelacement de l’autopoïèse
(pôle identi-taire)
et
de l’hétéropoïèse mutuelle (pôle associatif).
Distinguons
cinq dimensions de la machine :
1)
Une machine est directement (comme dans le cas de l’orga-nisme) ou indirectement
(dans la plupart des cas) autopoïé-tique (Varela), ou auto-réalisatrice
(comme on parle d’une
prophétie
auto-réalisatrice) c’est-à-dire qu’elle contribue à
faire durer l’événement du pli qui la fait être.
2)
Une machine est exopoïétique : elle contribue à produire
un monde, des univers de significations.
3)
Une machine est hétéropoïétique, ou fabriquée
et mainte-nue par des forces du dehors, car elle se constitue d’un pli.
L’extérieur
y est toujours déjà présent, à la fois génétiquement
et actuellement.
4)
Une machine est non seulement constituée par l’extérieur
(c’est le repli du pli), mais également ouverte sur le dehors (ce
sont les bords ou la béance du pli). La machine s’alimente,elle
reçoit des messages, elle est traversée de flux divers. En
somme, la machine est désirante. A cet égard, tous les agen-cements,tous
les branchements sont possibles d’une machine à l’autre.
5)
Une machine est interfaçante et interfacée. Elle traduit,
tra-hit,déplie et replie pour une machine aval les flux produits
par une machine amont. Elle est elle-même composée de
machines
traductrices qui la divisent, la multiplient et l’hété-rogénéisent.
L’interface
est la dimension de « politique étran-gère» de
la machine, ce qui peut la faire entrer dans de nouveaux réseaux,
lui faire traduire de nouveaux flux.
Toute
machine possède les cinq dimensions, mais à des degrés
et dans des proportions variables. Répétons-le, les machines
ne sont jamais purement physiques, biologiques,sociales, techniques, psychiques,
sémiotiques, etc.
Cosmopolis
traverse toujours déjà les plis transitoires qui creusent
ces distinctions. Certaines machines stratifiantes ou
territorialisantes
– elles-mêmes parfaitement hétérogènes –travaillent
précisément à durcir les plis stratiques. Ce sont
des réseaux de machines cosmopolites qui produisent les êtres,
les
modes d’être, l’Etre lui-même suivant une modulation infinie
de degrés et de qualités.
La
productivité ontologique s’auto-entretient, car des machines interfaces,
des parasites, viennent gérer les hiatus,les abîmes ou les
plis trop profonds qui séparent les subjecti-vités-
mondes,
leurs temporalités, leurs espaces et leurs signes.
Une
machine maintient présent (tout en le trahissant) l’évé-nement
du pli dont elle résulte. Elle inscrit le clinamen initial dans
la mécanosphère, le fait durer, revenir et, ce faisant, elle
s’instaure en source d’autres plis.
Pensé
comme mécanosphère, tout le monde empirique revient sur le
transcendantal, il devient source multiforme et pluri-voque d’univers d’existence
et de signification.
Les
trois étages du transcendantal
Nous
sommes partis d’une conception classique du transcen-dantal: l’intériorité
du sujet, ou l’objet, ou l’expérience, etc.
Peu
à peu, c’est le pli de l’être et de l’étant (voir Heidegger,Essais
et conférences, Gallimard, p. 279-310) ou du trans-cendantal et
de l’empirique qui s’est imposé à notre médita-tion.
Nous
devons maintenant remonter à la possibilité même des
plis (et non seulement du pli heideggerien être/étant).
Distinguons
à cet effet trois niveaux de transcendantal.Le transcendantal de
niveau zéro : Il y a d’abord le « ça »,l’inconscient
total intotalisable, le plan de consistance. Les
entités
qui peuplent cet archi-lieu ou ce proto-temps sont en composition et décomposition
perpétuelles et simultanées.
Elles
se déplacent à une vitesse absolue et sont tout à
la fois infiniment proches et infiniment éloignées les unes
des autres.
Il
faut évidemment soigneusement distinguer le chaos trans-cendantal
du désordre au sens habituel ou thermodynamique du terme… avant
de méditer le pli qui rapporte ces sens les
uns
aux autres. (Voir, pour un exposé plus détaillé sur
le chaos, les Cartographies schizoanalytiques de Félix Guattati.)
Le
chaos transcendantal est la condition de possibilité du pli comme
événement.
Le
transcendantal de niveau un : L’événement du pli est ce par
quoi quelque chose se différencie. Le pli est travail avant tout
objet ou tout flux travaillé, processus avant tout état,inchoatif
absolu. Le pli est une sorte d’inflexion du plan de consistance, un clinanien.
Le
transcendantal de niveau deux : Ce sont les complexes machiniques pliés/pliants
qui produisent les mondes empi-riques.
Sous
l’être et le néant, l’être et les étants, les
univers biologiques, sociaux, leurs modes d’énonciation et leurs
signi-fications
travaillent
des agencements trans-stratiques, des
machines
cosmopolites hétérogènes qui s’entre-traduisent, s’entre-produisent
et s’entre-détruisent perpétuellement. Le
transcendantal
de niveau deux est le collectif en métamor-phose permanente de tous
les « ce par quoi ». L’organisation « hypertextuelle
» (voir P. Lévy, Les technologies de l’intel-ligence,
Points-Seuil,
1993) du réseau machinique interdit
toute
réduction à quelque infrastructure, tout rabattement du trans-monde
sur un ordre particulier de discours. Voici la mécanosphère,
la méga-machine monde-monde, l’anneau de
Moebius
cosmique où empirique et transcendantal échangeant perpétuellement
leurs places le long d’un pli unique et infini-ment compliqué.
Directions
de recherche : éthique et sémiotique
L’ontologie
du plissé fractal pourrait se prolonger dans deux directions. Vers
une philosophie de la signification, d’abord.
Car
tout signe est pli, la forme la plus simple du pli signifiant étant
le dédoublement signifié/signifiant, que l’on peut com-pliquer,
suivant
Hjelmslev, en expression et contenu, chacun de ces deux termes se subdivisant
encore en forme et matière.
Mais
le signe peut se plier de mille façons (à lui seul, Peirce
a recensé plus de soixante types de signes). Autant dire, avec Félix
Guattari, qu’il existe autant de sémiotiques (de styles de
plis
signifiants) que d’agencements d’énonciation. Musiques, villes,
rituels, tatouages, signes plastiques ou cinématogra-phiques,
images
infiniment diffractées du réseau médiatique,machines
d’écriture en abîme des logiciels, imaginaires pluri-sémiotiques
en
acte, univers existentiels… le pli simple du
signifiant
et du signifié n’apparaît plus alors que comme un cas limite
assez pauvre.
Encore
n’a-t-on évoqué là que la statique du signe, sa struc-ture.
Quel
est le travail de la signification comme acte ?
Comment
penser le repliement/dépliement d’affects, d’images et de représentations
produit par l’événement du signe dans le grand drapé
fractal de la mémoire, et, au-delà,
tout
au long des alternances de dedans et de dehors interfacés de la
mécanosphère ? Quelles sont les machines hétérogènes
qui travaillent à maintenir la strate sémiotique comme telle
et
par
quoi le signe se rapporte toujours déjà à l’a-signifiant,
se confond avec les processus cosmopolites ?
Enfin,
l’ontologie du pli débouche sur une éthique, ou une politique.
Si l’empirique revient sur le transcendantal, les kab-balistes avaient
raison : c’est dans le monde d’en bas que se décide ultimement le
sort du monde d’en haut. Nous ne
sommes
pas seulement destinés par le dévoilement historial,comme
le prétendait Heidegger, nous sommes aussi respon-sables (au sens
le plus fort de ce terme) de lui. En agissant effectivement ou empiriquement,
nous faisons émerger un
horizon
de sens historial, un imaginaire instituant, un univers existentiel ou
incorporel. Nous devons certes répondre des conséquences
matérielles de nos actes, mais aussi des matrices de significations
que nous contribuons à transmettre,
consolider,
édifier et détruire. N’entendons pas ce rapport essentiel
de l’éthique à la signification en un sens étroit.
Il ne s’agit pas uniquement de rappeler le rôle primordial des écri-vains,
des
artistes, des hommes de « communication » et en général
de tous ceux qui travaillent explicitement dans le champ sémiotique.
Les actes « purement pratiques », tech-niques,
administratifs,
économiques et autres contribuent tout autant que les actes de discours
à construire des agencements collectifs d’énonciation, à
produire des qualités d’être.
L’éthique
et la politique ne concernent pas seulement les rela-tions des humains
entre eux, le rapport au « prochain », mais également
le rapport au monde. Quel monde contribuons-nous
à
inventer et à faire exister ?
Cette
interrogation fondamentale peut se déplier en trois ques-tions éthico-politiques
particulières.
Premièrement,
en tant que citoyens du monde total, qu’en est-il de notre responsabilité
envers la Terre, ses océans, ses forêts, ses masses humaines
et ses climats ? Sur quelle pla-nète
voulons-nous
vivre ?
Deuxièmement,
en tant que sources de mondes particuliers,comment agissons-nous envers
les autres mondes, produits de formes de vie, de culture, de signification
et de subjecti-vité
différentes
? Quels types de relations établissons-nous avec des modes d’être
qui ne sont pas les nôtres (mais avec lesquels nous sommes pourtant
toujours déjà en rapport par
les
replis de notre participation à la mécanosphère) ?
Troisièmement,
quelle attitude fondamentale envers le trans-monde adoptons-nous ? Maintenons-nous
libre la possibilité d’émergence de nouveaux agencements
d’énonciation ?
Favorisons-nous
ou, au contraire, restreignons-nous la pro-ductivité
ontologique
? Maintenons-nous les plis dans leur
essence
d’événement, ou travaillons-nous à les durcir en oppositions,
en strates, en substances ? Choisissons-nous les individuations toujours
capables de prendre de nouveaux plis
ou
les individualisations rigides et fermées ?
L’éthique
se rapporte au monde sous ces trois faces : la Terre, les autres mondes
(le prochain n’est qu’un cas particulier d’autre monde), et le trans-monde
des plis, des agencements
d’énonciations
et des processus cosmopolites. Trois figures de la boucle immanence-transcendance
qui ne cesse de détruire, de métamorphoser et de produire
l’être en son infi-nie diversité .
CHIMERES
1
http://www.revue-chimeres.org/pdf/21chi17.pdf
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Félix
Guattari
et
l’art contemporain
OLIVIER
ZAHM
Olivier
Zahm :
philosophe,
critique
d’art.
Anime la revue
Purple
Prose.
A
l’exception de quelques textes, Félix Guattari s’est plutôt
tenu à l’écart de la critique d’art. Méfiant à
l’égard des formes d’art trop bien manufacturées, mais aussi
déprimé par la longue glaciation des années 80, l’impasse
du conceptua-lisme et les désastres réactionnaires des nouvelles
figurations et abstraction… Guattari ne voyait plus dans l’art contem-porain
ce que les années 70 lui avait comme promis : la bous-culade
des
coordonnées subjectives, la transformation des
données
de la personnalité. En ce tout début d’une nouvelle décennie,
l’art ne ressemblait plus guère à ce qu’il appelait une «
défonce majeure », citant en vrac « l’anorexie, le sado-masochisme,le
bruit du rock, le manque de sommeil comme Kafka, se taper la tête
par terre comme les enfant autistes,
l’excitation,
le froid, les mouvements répétifs, l’effort spor-tif,la peur
»… (1984 : Les défoncés machiniques).
Relativement
distant à l’égard de l’actualité de l’art contem-porain,il
n’a pourtant cessé de s’interroger sur l’idée d’art en l’articulant
sur la question de la subjectivité. C’est ce qui fait l’originalité
de son approche. Prolongeant avec Deleuze les intuitions d’un Foucault,
il écrit par exemple à propos
de
Gérard Fromanger : « l’artiste devient celui qui fait le regard
et qui engendre, à travers lui, de nouvelles formes d’existence
». Pour lui, la vie n’est pas le modèle de l’art (les Avantgardes
fluxus), ce serait plutôt à la vie d’aller
extraire
des modèles de vie dans l’art, à la subjectivité de
s’y décloisonner, de s’y défaire ou de s’y défoncer.
Au moi de s’y cartographier selon de nouvelles coordonnées a-signifiantes
et
salvatrices, inédites.
Si
Félix Guattari n’a pas écrit une esthétique ou une
philo-sophie de l’art, comme G. Deleuze avec Francis Bacon ou J. F. Lyotard
avec Barnett Newman, c’est qu’en réalité l’acti-vité
artistique n’est pas séparable de sa réflexion. Ce n’est
pas
une sphère séparée, mais la matière intensive,
non dis-cursive à partir de laquelle sa schizo-analyse puise sans
cesse
des
énergies de re-composition de la subjectivité. Le territoire
artistique pour Guattari ne fait pas l’objet d’une analyse autonome, il
en est l’espace même, le champ d’extension qu’il s’agisse de pratiques
spontanées, poétiques, technologiques,
picturales,
collectives, théoriques. Rien n’arrête le modèle processuel
et trans-subjectif de l’art chez Guattari, et certai-nement pas les cadres
historiques et pseudo-théoriques de la
critique
d’art. Activités philosophique et artistique sont tres-sées,agencées
subjectivement autour de sa schizo-analyse. Il y a prise directe, co-production
art / philosophie.
L’art,
ou plus exactement les pratiques artistiques dessinent pour Guattari des
cartographies existentielles où subjectivité et socialité
se découvrent de nouveaux repères, de nouvelles
coordonnées,
des possibilités de fuite. Aussi, je ne crois pas que pour lui l’esthétique
se doive d’accompagner et d’inflé-chir les mutations sociétales…
Ré-inscrire ou refinaliser son
approche
de l’art sur des objectifs politiques, c’est en réalité dépolitiser
Félix Guattari ou dépolitiser l’art. Guattari n’a jamais
fait du paradigme esthétique un modèle militant. C’est
toute
sa philosophie qui constitue un processus moléculaire en résonance
directe avec les pratiques artistiques. Processus qui vise non pas l’idée
molaire d’une transformation sociale
(un
monde meilleur, ce qui pourtant « ne serait pas un luxe »…),
mais une production permanente de rupture des équilibres établis.
Des schizes, des cassures, des fractures au sein de l’homogénèse
capitalistique croissante qui lamine la
subjectivité,
standardise, détruit, pollue, malmène et méprise.
L’apport
de Guattari à notre perception des développements récents
de l’art contemporain demanderait une analyse pré-cise des notions
de
«
machines concrètes », d’«a-significa-tion», de
«
transversalité », de « schize », d’« énonciation
partielle
», etc. L’entretien qui suit, réalisé en avril 92 pour
une revue d’art allemande (Texte zur Kunst), aborde certains de ces points
que je n’étais pas sûr d’avoir bien cernés. Une matinée
de discussion dans son bureau étroit où Guattari
m’écoutait
chercher mes questions, et brutalement fondait sur moi avec des réponses-éclairs-fleuves,
des propulsions de subjectivité.
Entretien
avec Félix Guattari
par
Olivier Zahm
28
avril 1992
Olivier
Zahm : Dans Chaosmose, la coquille vide du
sujet se brise. Comment en êtes-vous arrivé à une conception
trans-versaliste de la subjectivité, pensée en termes de
« processus »,
de
« production » et d’« agencements de subjectivation »
?
Félix
Guattari : Plutôt que de penser les
problèmes contem-porains en termes d’infrastructures matérielles
productives et de superstructures idéologiques, il me semble beaucoup
plus
pertinent,
non pas de penser la subjectivité comme la nouvelle infrastructure,
mais disons de considérer qu’elle est devenue l’objectif numéro
un des sociétés capitalistiques, des sociétés
contemporaines…
On
peut se demander si ça n’a pas été toujours l’objectif
de toutes les sociétés de produire de la subjectivité,
les produc-tions matérielles n’étant que des médiations
vers cette maî-trise
de
la production de subjectivité. Cela implique
évidemment
de sortir du dualisme entre sujet-objet, matière-esprit,moi-autrui,
être-valeurs… et donc de repérer ce que
sont
les pratiques qui font la traversée entre ces domaines qui sont
séparés de manière manichéiste.
0.
Z. : Votre manière de penser la subjectivité
met définiti-vement fin au primat donné à la notion
d’individu (opposé au socius), pivot des sociologies postmodernes.
F.
G. : Je pars de l’idée que la subjectivité
est toujours le résultat d’agencements collectifs, qui impliquent
non seule-ment une multiplicité d’individus, mais aussi une multiplicité
de
facteurs technologiques, machiniques, économiques…,une multiplicité
de facteurs de sensations disons pré-person-nels.
L’individu,
pour moi, n’est qu’un cas particulier d’agen-cement lié à
un certain type de culture, de pratiques sociales.
Je
récuse par avance l’espèce de réductionnisme qui consiste
à penser la communication et la culture comme résultant d’une
interaction entre les individus. Il n’y a pas d’interaction
entre
les individus, Il y a constitution de la subjectivité à une
échelle d’emblée transindividuelle.
Ce
que vous voyez avec le langage… Vous n’inventez pas le langage au fur et
à mesure que vous parlez… Le langage vous habite, coexiste à
des aires sociales écologiques et étholo-giques
dans
lesquelles vous vous insérez… Il en va de même avec tous les
processus de subjectivation.
0.Z
: Selon vous, les processus de subjectivation
sont d’emblée extensibles à l’altérité et au
champ social…
F.
G. : Au champ social, au champ technologique…
Cela dépasse complètement la sphère anthropologique,
s’étend au devenir animal, au devenir végétal… La
subjectivité, c’est ce
qu’il
y a de plus riche, de plus hétérogène… Le champ social,
c’est déjà réductionniste.
0.
Z. : Quel rôle joue l’art contemporain
pour
vous
? Faut-il lui accorder une place particulière comme paradigme.de
sub-jectivation ?
F.
G. : Dans ce contexte, la pratique artistique
a à la fois un impact dans le domaine du sensible, dans le domaine
des per-cepts et des affects, et en même temps une prise directe
sur la production d’univers de valeurs, d’univers de référence
et de
foyers
de subjectivation. Pensez à l’émergence de la musique polyphonique
en Occident, c’est un mode mutant de subjec-tivation…
Des
façons de voir, de sentir, d’être affecté tout à
fait mutantes… Au même titre que les machines sociales, les machines
technologiques d’information ou de communica-tion, les machines esthétiques
sont productives de mutation de la subjectivité, par extraction
de percepts et d’affects déter-ritorialisés, d’affects mutants.
0.
Z. : En quoi la production de subjectivité
des machines esthétiques contemporaines peu-elle résister
devant le « rouleau compresseur » de la subjectivité
postcapitalistique, que vous évoquez dans Chaosmose ?
F.
G. : Disons que l’art est le domaine qui résiste.
C’est dans le maquis de l’art que l’on trouve des zones de résistance
à ce laminage de la subjectivité capitalistique. C’est là
que l’on
trouve
une prolifération de champignons parasites, des noyaux de résistance
à ce réductionnisme dominant de la subjectivité.
En
ce sens, les artistes cherchent toujours à revenir à ce point
d’émergence de la production de subjectivité pour eux, pour
la collectivité… On peut avoir d’autres représentations :
on peut dire que l’art s’est développé comme discipline auto-nome,
comme
champ d’expansion d’une certaine spécialisa-tion de la subjectivité.
Mais on peut voir aussi que l’art est un phénomène de résidualité
par rapport à un réductionnisme de la subjectivité.
Finalement les artistes sont comme des che-valiers
errants,
comme des Don Quichotte d’une chevalerie
en
perdition d’un certain type de subjectivation. L’art va dans le sens de
l’hétérogenèse contre l’homogenèse capitalistique.
0.
Z. : L’art contemporain du point de vue de
la subjectivité a-t-il perdu le combat, en particulier face aux
médias ?
F.
G. : On le voit avec l’appauvrissement de
l’industrie du cinéma… La subjectivité produite à
l’échelle industrielle et massmédiatique, est une subjectivité
réduite, laminée, dévas-tée,
qui
perd sa singularité. Mais – ce n’est pas une situation irréversible
– on peut imaginer une évolution postmédiatique et une resingularisation
de la subjectivité… Le capitalisme aujourd’hui tend à implanter
ses modes de subjectivation sur
toute
la planète. Nous sommes dans un état de paupérisation
de la subjectivité et, de plus, de sa mise en fonctionnalité,
en particulier avec l’effondrement des pays de l’Est et la coloni-sation
systématique
du tiers-monde par les médias.
0.
Z .: Dans votre essai Qu’est-ce que la philosophie
? écrit avec Gilles Deleuze, vous définissez l’art comme
un « être de
sensation
», et l’artiste comme un producteur d’affects et de percepts. Cette
idée de l’œuvre m’apparaît quelque peu limi-tative
au
regard des pratiques artistiques actuelles. N’est-ce pas une façon
de reterritorialiser l’art sur une zone empirique ?
F.
G. : On a fait un livre sur la philosophie,
non sur l’art…
Ce
qui nous intéresse, c’est de définir les traits distinctifs
qui séparent le concept de la fonction scientifique et des affects
et des percepts… On a cherché à refonder la spécificité
du concept philosophique. C’est pourquoi tout ce livre est tendu vers cet
objectif.. On a parlé de l’art dans Kafka, Pour une lit-térature
mineure, Mille plateaux, L’anti-Œdipe, dans d’autres
perspectives.
0.
Z. : Les rapports entre ces domaines sont
pourtant plus inté-ressants que leur recadrage.
F.
G. : A la fin de Qu’est-ce que la philosophie
?, dans le cha-pitre sur le cerveau, on marque bien la possibilité
des rapports transversaux entre l’art, la science et la philosophie… comme
jonction des trois plans (composition, référence, immanence).
Il
y a une mode héritée de la contre-culture des années
60, de l’intercommunication facile des différentes disciplines,
c’est le mythe de l’interdisciplinarité. Les scientifiques vont
don-ner
la
main aux artistes, qui vont donner la main aux philo-sophes, aux politiciens,
ou à Dieu sait qui… Et tout va mieux aller. Or ce n’est pas comme
ça que cela se passe… Les langues se différencient, les objets
se singularisent.… il y a des rapports d’étrangeté qui s’établissent…
Bien
sûr, il y a des transversalités possibles… mais elles ne sont
pas à portée de la main. On ne les trouve peut-être
juste-ment que dans un rapport de spécification, de singularisation
de chacune des disciplines. C’est à travers ça qu’on peut
trou-ver
des
rapports déterritorialisés, des machines abstraites qui établissent
des communications entre les systèmes de pensée…
0.
Z. : Vous développez cette conception
de l’art comme être de sensation essentiellement à partir
de la littérature (Joyce, Melville, Woolf, Faulkner, Kleist, Kafka…),
de la musique (Messiaen, Debussy…) et de la peinture (Cézanne, Fontana,
Bacon,
Mondrian, Kandinsky…). Mais vous n’abordez pas ou à peine le champ
de l’art contemporain qui ne se définit plus par le primat accordé
à un matériau, ou à un médium et
sa
tradition, mais par la multiplicité de langages, dont l’usage de
matériaux conceptuels. Peut-on parler pour l’art contem-porain d’un
conceptualisme de la sensation ?
F.
G. : Car vous pensez que l’art conceptuel
n’a pas affaire à un être de sensations… ?
0.
Z. : Je ne sais pas si la sensation y joue
un rôle aussi déter-minant qu’en peinture, voire même
qu’au cinéma. Je pense à la caméra de Cassavetes aussi
ivre que les personnages qu’elle filme.
F.
G. : Non, l’art conceptuel produit les sensations
les plus déterritorialisées qu’il puisse engendrer… Au lieu
de tra-vailler avec la peinture, avec les couleurs, avec les sons, il tra-vaille
avec un matériau qui est le concept. Mais ce n’est pas
du
concept pour faire du concept, c’est du concept pour faire de la sensation…
Il peint avec du concept, avec un environ-nement spatial, urbain ou naturel.
Il change de matériau. Il vise, comme vous dites, une transgression,
une déterritoriali-sation – je ne sais pas comment dire autrement
– de la sensa-tion…
Il
est d’autant plus dans la sensation qu’il déconstruit les sensations
redondantes, les sensations dominantes… Il la saisit d’autant plus…
0.
Z. : Même lorsqu’il s’agit de matériaux
abstraits, de maté-riaux conceptuels ?
F.
G. : Evidemment, peut-être encore plus
! Car là, la liberté de mutation n’a plus de support formel.
Oui, il y a des maté-riaux
déterritorialisés.
Et l’art conceptuel cherche les maté-riaux les plus dématérialisés…
Même s’il les cherche de façon parfois très pauvre,
parce que finalement l’art concep-tuel n’est pas, la plupart du temps,
« conceptuel ».
0.Z
: Mais qu’il ne le soit pas, ce n’est pas
un problème.
F.
G. : Oui, absolument pas.
0.
Z. : L’artiste, même conceptuel, est
donc un inventeur de sensations.
F.
G. : Oui.
0.
Z. : Quand l’art mobilise des matériaux
totalement concep-tuels (le plus souvent objet-langage), comment s’effectue
selon
vous cette mutation de sensations ?
F.
G. : Ce n’est pas tant des matériaux
qu’il va chercher que des points de déterritorialisation à
travers ces matériaux. Il va chercher ce qui casse, ce qui fuit,
ce qui permet de se faufiler entre, en dehors des redondances dominantes.
Il est prêt en
effet
à aller fouiller toutes les poubelles – de la société,
de la philosophie, de tous les domaines de la pensée – pour sortir
de là, pour sortir de cette espèce d’enlisement de la percep-tion
et de l’affection, pour produire des percepts et des affects mutants… Pour
produire un type de sentir qui va engendrer des mutations dans le domaine
de l’infini… C’est un nouveau mode de finitude, pour produire un autre
rapport à des uni-vers
incorporels…
0.
Z. : En fait l’idée de « déterritorialisation
», de matériaux déterritorialisés venue de L’anti-Œdipe,
me semble entrer en
contradiction
avec la notion de « plan de composition » pour l’art contemporain
(opposé à un plan d’immanence pour la philosophie et un plan
de référence pour les sciences). A moins que votre
«
plan de composition » ne soit aussi un plan
de
déterritorialisation, de déconnexion, de déstabilisation,
de déconstruction ?
F.
G. : Les deux mouvements vont ensemble. C’est
à la condi-tion de défaire les pouvoirs de redondance qui
habite le maté-riau, de recomposer d’autres maisons, un autre cosmos,
d’autres
constellations
d’univers, que la composition est possible. Ce qu’il a de plus important
dans cette idée de « plan de com-position », c’est la
perspective pragmatique qu’elle ouvre.
Cela
veut dire qu’il y a quelque chose à faire, que l’on n’est pas prisonnier
d’un état de chose, dans une sociétédonnée,
dans un état de technologie donnée. Avec ça on peut
engen-drer.
Et
ce paradigme de créativité critique déborde en impor-tance
le champ de l’art… C’est quelque chose qui concerne la pédagogie,
la psychiatrie, tout le domaine de la vie sociale… Implanter cette idée
que c’est comme ça, mais ça pourrait être autrement…
Surtout dans le contexte du post-modernisme qui a baissé les bras
devant l’idée d’innovation sociale, devant l’idée de mutation
des rapports humains…
0.
Z. : Cette notion de composition ne risque-t-elle
pas de se confondre avec l’appel incessant à la créativité,
mot d’ordreFélix Guattari et l’art contemporain de nos sociétés
toujours plus conservatrices ? Je pense par exemple aux cellules de créativité
dans les entreprises.
F.
G. : Vous êtes bien conscient que c’est
un mot d’ordre obsessif, car la créativité s’éteint
partout. Il y a une perte de créativité collective… Dans
le domaine de la recherche scien-tifique,par exemple, ou encore dans le
domaine social, où l’on assiste à un effondrement total.
En Yougoslavie, avec le
retour
des guerres tribales, ou ailleurs, quand on refonde la religion sur des
bases intégristes fondamentalistes… De là cet appel désespéré
à la créativité. Que les artistes, que les philo-sophes,
les
intellectuels se réveillent ! Mais nous sommes
dans
une période de glaciation complète et on réclame de
la chaleur… Et c’est la glaciation qui domine. Vous évoquez les
cellules de créativité dans l’industrie : c’est que précisément
le laminage de la subjectivité est telle, dans la recherche, parmi
les cadres, etc., que cela devient une sorte
d’urgence
vitale pour les entreprises de pointe de resingula-riser au minimum la
subjectivité… Comment sortir de l’empâtement des significations
dominantes ? D’ailleurs pourquoi pas ? Je ne suis pas contre la créativité
dans tous les domaines, y compris dans le domaine de la production…
Mais
cela ne répond que de manière très partielle à
l’immense enlisement de la subjectivité dominante. Je ne vois pas
ce que vous voulez opposer à cette notion de composition…
0.
Z. : Un terme peut-être plus en résonance
avec les pratiques artistiques actuelles.
F.
G. : Ce n’est pas une affaire de concept,
mais une affaire de pratiques de sensation… Ce n’est pas une question de
redé-finition mais une question d’invention, de production, de mutation
de subjectivité…
0.
Z. : Des mots qui créent d’autres directions
?
F.
G. : Les mots, si c’est des mots d’ordre,
je n’en vois pas tellement l’intérêt… Le terme de composition
peut vous paraître insuffisant, mais il me semble que l’on fait toujours
quelque chose avec quelque chose. Mettez le terme plus
ancien
de « praxis » à la place. Est-ce bien nécessaire
de faire quelque chose, de faire muter quelque chose, en même temps
de libérer quelque chose ?
0.
Z. : Peut-être que votre modèle
de référence n’est pas tant l’art contemporain, en tant que
pratique institutionnalisée, qu’un paradigme esthétique expansif,
qualifiant autant la
création
artistique que la « subjectivité polyphonique, ani-miste et
transindividuelle » propre au monde de la petite enfance, de la passion
amoureuse, de la folie… ?
F.
G. : Disons que l’art contemporain reste cadré.
Il y a un univers de référence, un univers de valorisation,
y compris de valorisation économique, qui cadre l’œuvre, qui la
qualifie comme telle, la saisit dans un champ social. Il y a une
découpe
institutionnelle.
0.Z
: La responsabilité du discours se
situe peut-être dans le repérage de ce que peut produire l’art
comme modes de vie, comme pratiques sociales.
F.
G. : C’est-à-dire que l’on est dans
une situation compa-rable à celle que l’on disait sur la création
dans l’industrie. Il y a d’autant plus de déploiement d’activités
économiques sur l’art, qu’il y a une volonté collective d’écraser
l’art. C’est la
bataille
de Verdun. Il y en a quelques-uns qui en réchappent,on se demande
comment ! Mais ceux-là sont valorisés, car l’on n’est pas
parvenu à les abattre. Ce qui reste massivement de l’art, c’est
le design, c’est la pub… C’est le laminage de la
subjectivité
qui tend à le dominer, c’est quelque chose d’effroyable quand on
voit le comportement de soumission des gens qui vont à Beaubourg,
qui vont s’imprégner des cri-tères dominants et qui, se faisant,
acquièrent un vernis cultu-rel
mais
se coupent de tout rapport avec ce caractère
autopoïétique
de l’œuvre, et qui les concerne dans leur per-ceptions, dans leurs rapports
amoureux, leurs rapports per-ceptifs au monde.
0.
Z. : La dernière exposition de Beaubourg
(«
Manifeste ») est à ce titre un exemple criant de malentendu.
Comment trou-ver des connexions, des relais, quand l’exposition elle-même
échoue
à dire autre chose que le Musée (une collection d’achats).
On peut multiplier les centres d’art, disséminer place du Châtelet
ou sur les autres places de la ville des ins-tallations
d’artistes,
parler d’art en prime time…, il ne se pas-sera jamais rien si l’on ne peut
dégager des rapports, ce que vous appelez des « synapses existentielles
».
F.
G. : Vous mettez beaucoup l’accent sur le
caractère de libé-ration que représenteraient les
mots, la définition, le langage.
Moi,
je n’y crois pas trop. A chacun selon ses talents… mais la clef du problème
c’est la capacité de la collectivité à entrer dans
d’autres paradigmes éthiques et esthétiques. Vous par-lez
d’installations
sur les places publiques. Place du Châtelet, je pense à la
tour Saint-Jacques telle que Breton l’a vue. Il y en a partout des tours
Saint-Jacques. Y compris dans votre appartement, dans la vie quotidienne,
etc. C’est la capacité de
saisir
une resingularisation de la vie, le sel de la vie, l’envie d’avoir un rapport
aux sons, aux formes plastiques, aux formes environnementales… C’est beaucoup
plus cette muta-tion des pratiques sociales, écologiques, mutation
de l’envi-ronnement
praxique,
qui donnera une autre réception à l’art,
plutôt
que des explications et des conceptualisations.
0.
Z. : Toute une génération d’artistes
réintroduit aujourd’hui la narration et la fiction dans leur travail,
à la suite d’œuvres comme celles de Marcel Broodthaers, Richard
Prince, Jean-Luc
Vilmouth…
Montage, récits, fragments de discours, nar-rations recomposées
ou détournées… Faut-il voir dans cette nouvelle narrativité
ce que vous appelez des formes d’« énon-ciation partielle
» propres aux processus de subjectivation ?
F.
G. : Nous nous sommes évertués
avec Gilles Deleuze, pen-dant des centaines de pages, à souligner
que l’on refusait le primat de la sémiologie signifiante, mais que
l’on considérait
que
les traits de matière d’expression des autres composantes signifiantes
: matières plastiques, spatiales, musicales, etc., avaient leurs
lignes de composition propres. Alors vous me dites que l’on peut tout rabattre
sur la narrativité de type lin-guistique : c’est que l’on a vraiment
échoué à se faire entendre.
0.
Z. : Mais comment se produit la subjectivité,
si ce n’est sur un mode narratif ?
F.
G. : Non en terme de narrativité, mais
en terme de foyers de production mutants de subjectivité. Non pas
en terme de
récit
précisément
0.
Z. : Le concept de « ritournelle »
que vous formulez comme cristallisateur du territoire existentiel ne comportet-il
pas une base
narrative
? Une histoire ?
F.
G. : L’histoire, c’est par définition
quelque chose de dis-cursif. Il y a un terme, puis un autre terme, puis
un troisième qui se rapporte aux deux premiers. Il y a montage,
plus que composition. Alors que dans ma façon de voir les choses,
la
mutation
subjective opérée par la ritournelle esthétique n’est
pas discursive, puisqu’elle touche le foyer de non-discursivité
qui est au cœur de la discursivité. C’est pour cela qu’elle passe
toujours
par un seuil de non-sens, un seuil de rupture des coordonnées du
monde.
Pour
pouvoir faire du récit, raconter le monde, sa vie, il faut partir
d’un point qui est innommable, inracontable, qui est le point même
de rupture de sens et le point de non-récit absolu,
de
non-discursivité absolue. Et cela, c’est quelque chose qui n’est
pas non plus abandonné à une subjectivité transcen-dante,
indifférenciée, c’est quelque chose qui se travaille.
C’est
cela l’art. Ce point innommable, ce point de non-sens, que l’artiste travaille.
Dans le domaine de la schizoanalyse, on est sous le même paradigme
esthétique : comment peut-on
travailler
un point qui n’est pas discursif, un point de subjec-tivation qui va être
mélancolique, chaotique, psychotique… ?
0.
Z. : C’est dans ce sens qu’il faut parler
d’a-signification ?
F.
G. : De rapport d’a-signifiance. Evidemment,
une fois que le saut est fait, une fois que la mutation subjective est
faite, ça va… Une fois la mutation impressionniste faite, par exemple,
on retrouve la vision impressionniste sur les mor-ceaux de sucre, dans
les publicités, partout… La faille d’a-signifiance qui a surgi dans
la perception impressionniste est totalement reprise.
0.
Z. : Re-sémantisée ?
F.
G. : Réinscrite dans les significations
qui deviennent dominantes.
0.
Z. : Ce passage par ce point d’a-signifiance,
est-il pour vous le critère artistique, ce que l’art met à
l’épreuve ?
F.
G. : Certainement. Prenez par exemple un peintre
que j’aime beaucoup, Fromanger. Là vous avez une de ses pre-mières
toiles. Ce qui m’intéresse, c’est comment Fromanger
s’est
confronté aux mutations a-signifiantes qu’il a rencon-trées,
celle d’un mode de vie, celui de son enfance proche de la délinquance,
celle de 68 et de l’atelier des beaux-arts, celle d’affronter la présence
menaçante de l’art abstrait, de l’art
conceptuel.
Comment s’est-il débrouillé avec tout cela ? A ce moment-là,
il y a une trajectoire, ce qui compte là, c’est le processus, le
travail, la processualité qui fait qu’un artiste continue d’être
un artiste, au prix quelquefois d’une décom-position de sa personnalité.
0.
Z. : L’épreuve d’a-signifiance met
aussi en jeu la vie, l’existence de l’artiste.
F.
G. : Il y a une autre dimension que l’on pourrait
appeler transnomadique : la façon dont l’artiste fait face, assume
ces foyers d’a-signifiance, ne passe pas par le concept mais par un matériau
qui développe une puissance de transversalité. Le
matériau
est porteur de fonctions pathiques. C’est-à-dire que dès
lors que tu as fait cette transmutation de toi-même par cette œuvre,
alors cette œuvre est capable de transmettre, de
produire
le même type de mutation subjective chez celui qui y est confronté.
0.
Z. : Cela n’a rien à voir avec la seule
expression de soi. Il s’agit d’un rapport de production de subjectivité.
F.
G. : L’œuvre est dans un rapport d’autopoïèse.
Elle n’est pas déjà là pour livrer un message, mais
pour donner le témoi-gnage d’un processus d’autoproduction. C’est
une idée banale, mais la mutation de l’œuvre n’appartient pas à
l’artiste,
elle l’entraîne dans son mouvement. Il n’y a pas un opérateur
et un matériau objet de l’opération. Mais un agen-cement
collectif qui entraîne l’artiste, individuellement, et son
public,
et toutes les institutions autour de lui, critiques, gale-ries, musées…
0.
Z. : En même temps que vous dénoncez
violemment l’effet dévastateur des médias sur les processus
de subjectivation, vous faites l’hypothèse d’une société
postinédiatique.
Laissera-t-elle
plus de chance à une hétérogenèse subjective
?
F.
G. : C’est important pour moi d’affirmer par
provocation– délibérée – le caractère de finitude
du rapport aux médias actuels. Cela ne va pas durer toujours, on
voit bien aujourd’hui en France l’état de catastrophe des télévisions,
et
demain
de la presse écrite. Ça va aller mieux après ? Mais
je n’en sais rien, tout peut mourir… Imaginez le paysage fran-çais
avec la mort du Monde ou de Libération, cela change
beaucoup
la subjectivité. Quand on voit comment la presse de droite s’est
décomposée… Il est possible que les médias tombent
au rang de banalisation du téléphone. Et que la fas-cination
du média disparaisse, remplacée par d’autres pra-tiques
télématiques,
d’interactivité, avec banques de données, etc. Les médias
continueront d’exister, comme le téléphone, mais ne seront
plus investis de la même façon.
0.
Z. : Etes-vous pessimiste ou non ?
F.
G. : Axiologiquement pessimiste. Je dirais
:
«
Ecoutez,asseyez-vous, j’ai une bonne mauvaise nouvelle à vous annoncer,
cela tient à peu près pour l’instant, mais ça peut
s’arrêter ». A partir de là qu’est-ce que l’on fait
? Le champ est ouvert. On peut imaginer autre chose que cette société
médiatique.
D’autant plus qu’il n’y a pas que des facteurs négatifs, il y a
aussi des facteurs technologiques qui permet-tent de recomposer les choses
tout à fait autrement. En parti-culier,
la
jonction de l’écran audiovisuel avec la télématique
et l’informatique est quelque chose qui va ouvrir des possibi-lités
assez incroyables de recomposition. Mais là encore rien
n’est
donné. La société postmédiatique sera inventée,
créée dans la perspective d’un nouveau paradigme esthético-poli-tique,
ou ne le sera pas du tout.
0.
Z. : C’est au cas où elle ne le serait
pas du tout que, dans Chaosmose, vous proposez la notion d’écologie
du virtuel, comme défense des espèces culturelles menacées,
mais aussi comme « formation de subjectivités inouïes,
jamais vues,
jamais
senties ».
F.
G. : Attention à cet égard de
ne pas tomber dans un mythe progressif, comme si tout évoluait dans
le bon sens avec le mouvement capitalistique et machinique. On assiste
à la mort du cinéma allemand, japonais, italien. C’est un
désastre
incroyable,
la mort d’espèces comme cela, comparable à la disparition
de certaines espèces d’oiseaux ou de mammifères.
Je
pense à une réflexion de Fernand Braudel, me racontant qu’il
avait été apostrophé par les gens des Annales : «
Faites très attention, si vous continuez dans cette voie, vous allez
faire
mourir l’Histoire ». Mais pour lui, l’Histoire était mor-telle,
même si les historiens la vivent comme une espèce cul-turelle
transcendante.
0.
Z. : Dans ce contexte, l’artiste est un écologiste
du virtuel.
Un
héros de la survie subjective ?
F.
G. : Oui : un héros de la défense
des espèces incorporelles.
Non
seulement de la défense, mais aussi de leur promotion,de leur prolifération,
de leur machinisme propre.
0.
Z. : Votre pensée, depuis L’anti-Œdipe
jusqu’à
Chaosmose,
répond à un modèle machinique. Comment la machine
intervient-elle dans l’ordre de la production de subjectivité ?
F.
G. : A la différence d’un penseur comme
Heidegger, je ne crois pas que la machine soit quelque chose qui nous détourne
de l’être. Je pense que les phylums machiniques sont des agents producteurs
d’être. Ils nous font entrer dans ce que j’appelle une hétérogenèse
ontologique. Je ne fais pas d’oppo-sition entre le monde technique (l’ontique)
et l’ontologie.
Toute
la question est de savoir comment sont agencés les énonciateurs
de la technologie, y compris les machines bio-logiques,
esthétiques,
théoriques, etc., de recentrer la finalité des activités
humaines sur la production de subjectivité ou d’agencement collectif
de subjectivité.
0.
Z. : L’énonciation, c’est la production
de subjectivité ?
F.G.
: C’est ça.
0.
Z. : Et le modèle est machinique ?
F.
G. : Oui, la discursivité machinique
a toujours son corres-pondant dans un agencement d’énonciations
non discursives, avec rupture a-signifiante. Je ne fais pas dépendre
la machine
de
la techné, je considère que la techné n’est qu’un
cas de machinisme, j’élargis le concept de machine – je ne suis
pas le seul – au sens où Francisco Varela et Umberto Maturana ont
parlé de machine systémique, Chomsky de machine lin-guistique…
Je
pense qu’il y a un niveau machinique qui tra-verse, s’incarne à
des niveaux technologiques, biologiques, artistiques, esthétiques,
etc.
Ce
qui compte dans la machine, ce ne sont pas ses rouages mais, comme dit
Varela, son organisation autopoïétique.
Varela
différencie les « machines autopoïétiques »,
qui pro-duisent autre chose qu’elles-mêmes, des « machines
allo-poïétiques», qui engendrent leur propre organisation.
Il considère que les machines technologiques ne sont pas auto-poïétiques.
Pour
moi ce n’est pas une objection, car les
machines
allopoïétiques sont toujours en rapport avec des machines autopoïétiques,
et constituent des agencements avec les êtres humains. Elles sont
autopoïétiques par procuration.
0.
Z. : Le concept de machine rejoint-il celui
d’organisme vivant, de système biologique ?
F.
G. : Non, parce qu’il y a des machines qui
ne sont pas des organismes. La machine axiomatique.
0.
Z. : Les machines abstraites ?
F.
G. : Les machines esthétiques, par
exemple. Elles dépas-sent l’organe, mais renvoient à un corps
sans organe qui est son énonciateur de référence.
Enonciateur non individué.
0.
Z. : Auriez-vous un exemple de machine esthétique
?
F.
G. : Je prends toujours le même exemple
: la musique de Debussy et ses nombreuses composantes hétérogènes,
le retour à une musique modale, l’influence de la musique fran-çaise,
orientale…
Ces composantes cristallisent singulière-ment sur les premières
œuvres de Debussy. Il suffit de quelques notes de Debussy pour être
immédiatement dans l’univers debussiste. C’est une énonciation,
une coupure, une
sorte
de foyer non discursif. Il y a non seulement la dimen-sion musicale, mais
aussi des dimensions adjacentes, plas-tique, littéraire, sociale
(les salons, le nationalisme), etc. C’est
donc
un univers hétérogène avec des composantes multiples.
Cette
constellation d’univers de référence forme un énoncia-teur
qui donne sa consistance aux notes pentatoniques, à l’écriture
sur le papier, aux interprétations. Il y a bien quelque
chose
qui fait se tenir tout cela ensemble, c’est ce que j’appelle le foyer énonciatif
incorporel. Et qui peut se dissoudre…
C’est
à la fois éternel, parce que c’est un incorporel, c’est une
ecceïté, quelque chose que l’on ne peut pas situer dans le
temps et dans l’espace, mais qui pourtant est née à une cer-taine
date
et qui s’effacera. On oubliera Debussy à partir d’une certaine date,
quitte à le redécouvrir plus tard…
0.
Z. : Cette cristallisation d’univers incorporel
dans une note est d’ordre ontologique ?
F.
G. : C’est une mutation ontologique.
0.
Z. : Que l’on peut saisir sous le paradigme
de la machine ?
F.
G. : Oui, parce que les différents
systèmes de discursivité sont tous rapportés à
des phylums machiniques. La discursi-vité de l’écriture musicale,
de la polyphonie, de l’interpréta-tion
symphonique,
etc. Mais qu’est-ce qui fait que toutes sont composantes, sont accrochées
ensemble ? Dans les écosys-tèmes,
les
parties forment un tout, parce qu’elles forment un organisme repérable
dans l’espace et le temps. Mais au plan incorporel, qu’est-ce qui fait
que cela forme un tout ? Où ça commence, où ça
finit, Debussy ? Et pourtant, c’est parfaite-ment
consistant.
0.Z
: Pour finir, une question sur le temps. Dans
votre réflexion avec Deleuze, il y a tout un passage sur l’idée
d’évé-nement.
Pensez-vous
que ce soit du côté de l’art que l’on peut chercher un autre
rapport au temps ? Je cerne mieux votre rap-port à l’être
(mutation ontologique), mais moins votre concep-tion
du
temps dans l’hypothèse d’une évolution
postmédiatique
?
F.
G. : On peut prendre cette question avec Marcel
Duchamp, qui a marqué l’émergence d’un devenir qui échappe
complè-tement
au
temps. L’événement vient comme rupture par rap-port aux coordonnées
de temps et d’espace. Et Marcel Duchamp a poussé le point d’accommodation
pour montrer qu’il y a toujours en retrait des rapports de discursivité
tem-porelle,
un
index possible sur le point de cristallisation de
l’événement
hors temps, qui traverse le temps, transversal à toutes les mesures
du temps.
0.Z
: Il y a transversalité de l’œuvre
par rapport au temps, si la mesure du temps se ramène au battement
de l’horloge, aux points de la chronologie, au temps social et historique.
F.
G. : Oui, sinon l’instant est un devenir ;
l’instant, au lieu d’être passivement enchâssé entre
le passé et le futur, devient germinatif, il développe des
coordonnées ontologiques.
0.
Z. : Pourrait-on parler alors de production
de temporalité ?
F.
G. : Disons: production de temporalisation.
0.
Z. : Serait-ce une façon de dé-chronologiser
le temps ?
F.
G. : Ce serait une composition ontologique
du temps, un développement compositionnel du temps, une autre façon
de battre le temps à travers des devenirs.
0.
Z. :
Si je vous suis, le terme « art contemporain » serait non valide.
Il vaut mieux parler d’art acontemporain.
F.
G. : D’art atemporain, où le curseur
du temps est ramené au point de foyer autopoïétique,
où la catégorie du temps se dissout.
0.
Z. : Se dissout et se recompose.
F.
G. : Se recompose comme devenir.
CHIMERES
1
http://www.revue-chimeres.org/pdf/23chi04.pd
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ErreNews,18
settembre 2004
E'
morto Livio Maitan. Un giorno triste per il movimento operaio
Livio
Maitan, lo storico dirigente della Quarta Internazionale, dirigente del
Prc e collaboratore di questo giornale, è morto ieri sera a Roma
all'età di 81 anni. Il suo cuore non ha retto allo stress che l'ha
colpito negli ultimi mesi e si è fermato in serata dopo una corsa
in rianimazione che, purtroppo, non ha potuto essergli d'aiuto. Si è
spento verso le 22 al S. Filippo Neri di Roma, assistito dai suoi due figli,
Gianni e Marco. Per chi scrive, per moltissimi compagni e compagne è
una notizia tristissima. Nonostante fosse malato da alcuni mesi, le sue
condizioni non erano mai peggiorate oltre la soglia dell'irrimediabile:
un cuore che fino a poco più di un anno fa gli consentiva ancora
di giocare a pallone, lo ha a poco a poco tradito fino all'arresto di ieri
sera. Tra gli ultimi a vederlo, ieri mattina, il segretario di Rifondazione,
Fausto Bertinotti, che era andato a trovarlo a casa per una visita privata:
"Ho visto Livio stamattina - ha dichiarato Bertinotti alla notizia della
sua morte - era molto stanco ci siamo dati un appuntamento per continuare
la nostra discussione politica. La politica, la nostra politica, la politica
degli oppressi, quella grande del lavoro, della vita di ogni giorno è
stata la sua vita. Perdiamo un compagno, un uomo cui abbiamo voluto bene.
E' un giorno molto triste per Rifondazione comunista e per il movimento
operaio".
Per
noi è un giorno che chiude un pezzo della nostra vita. A Livio non
solo abbiamo voluto bene ma lo abbiamo ascoltato con passione quando, molto
giovani, ci raccontava la storia del movimento operaio, di quel movimento
cui ha dedicato ogni minuto della sua vita, con lo sguardo di chi l'aveva
vissuto in controtendenza. E poi abbiamo condiviso con lui un percorso
molto originale che ci ha portato, dall'esperienza della Lcr, la sezione
italiana della Quarta internazionale, alla confluenza in Democrazia proletaria
e poi alla fondazione di questo nostro partito, Rifondazione comunista,
a cui Livio ha dato molto più di quanto ha ricevuto. Ma soprattutto
abbiamo ammirato il suo rigore morale, il suo ineguagliabile stile politico
che lo ha fatto rispettare anche da avversari caparbi e lo ha reso molto
amato da quelli che hanno condiviso la sua azione. Non possiamo, in queste
poche righe che scriviamo di corsa mentre il giornale va in tipografia,
dire della sua lunga vita, del suo pensiero e del suo lavoro. E forse nemmeno
saremmo capaci (lo faremo domani con più tempo e più energie).
In questi minuti, si stanno accumulando messaggi di condoglianze, forse
anche più di quelli che ci saremmo aspettati. Fra tutti va citato
quello di "Un Ponte per": un messaggio che, visto il momento, è
particolarmente prezioso e spiega meglio di tante parole quello che Livio
ha rappresentato. Da ricordare assolutamente, in queste poche righe, è
quello a cui Livio si è abbarbicato fino a quando ha potuto trovare
un briciolo di forza dentro al suo cuore malato, ciò di cui ci ha
parlato ogni volta che siamo andati a trovarlo: il suo ultimo libro, la
storia della Quarta internazionale, che pochi giorni fa ci ha affidato
per la pubblicazione e che seguiva la biografia "La strada percorsa" uscita
lo scorso anno. E' stata la sua preoccupazione più forte. Per ricordarlo
come merita, sarà anche la nostra. Ai figli, Gianni e Marco, ma
anche a tutti noi, un sincero saluto e un abbraccio.
Salvatore
Cannavò
|
|
Giacinto
Cerone
(Menfi,
1957; Roma, 2004)
é scomparso
il 4 ottobre scorso.
I funerali giovedì
7 ottobre, alle ore 11, nella romana chiesa degli artisti di Piazza del
Popolo.
Il suo linguaggio parlava
con l'alfabeto elegante e lucido della ceramica.
Ma oltre che mediante la
scultura, si
esprimeva con intensità
anche attraverso i disegni, i gioielli e altro...
Aveva iniziato ad esporre
alla fine degli anni Ottanta con mostre in spazi pubblici (Centro d'arte
contemporanea di Tor Bella Monaca, Museo d'arte contemporanea di San Sepolcro,
Palazzo delle Esposizioni, Yokoama Museum, Accademia di San Luca)
e privati (galleria Bonomo, galleria Oddi Baglioni, galleria Corraini).
Due anni fa l'ultima mostra,curata
da Raffaele Gavarro, presso la galleria Autori Cambi di Matteo Boetti,
a Roma.
-----
Original Message -----
From:
"marco fioramanti" <mfioramanti@yahoo.it>
To:
"Extrême Jonction" <extremejonction@hotmail.com>
Sent:
Thursday, October 07, 2004 10:47 AM
Subject:
brutte notizie
LUI,
ORA
conosce il SEGRETO...
ARRIVEDERCI,
GIACINTO...
|
Se
potete mettere in rete anche quest'angelo...
Un
abbraccio caro
Marco
E'
MORTO VINCENZO EPIFANI, pittore
(Bari
1947, Roma 2004)
Vincenzo
Epifani (Roberto per gli amici) se n'è andato, ci ha lasciato improvvisamente
il 25 settembre scorso. La sua voce roca, coronata dalla
barba
bianca che si congiungeva su coi capelli bianchi e ricci, il passo lento,
la corporatura robusta, insieme al suo gioioso mondo cromatico si
sono
arrestati, di colpo, quel tardo pomeriggio di sabato, mentre passeggiava
lungo Corso Trieste.
Una
vita dura, decisamente, e difficile, quella di Roberto, ma dure sono le
scelte dell'artista quando viene messa in gioco l'intera esistenza per
mantenere
coerente il proprio credo e si vuole dimostrare che fare pittura è
un lavoro serio e a tempo pieno. Era un pittore "giovane", Roberto, ed
eravamo
in molti, tra gli amici artisti, a considerarlo tale. Era questa la sua
forza, e il suo talento. Leggero e giocoso col pennello quanto diretto,
spietato con la parola, ma sempre estremamente umano. Un'amicizia recente
la
nostra,
ma, come accade - raramente - tra gli artisti, d'immediata sintonia; un'amicizia
scandita dagli incontri e da progetti comuni. Nel luglio scorso abbiamo
partecipato insieme ad una manifestazione dell'estate romana, al
Prenestino;
con altri, eravamo stati invitati ad un'estemporanea di pittura.
Tele
e colori a disposizione, e giù a dipingere, ognuno alla sua maniera,sotto
gli occhi interessati della gente di passaggio. E' vero che, col senno
di
poi, ogni presentimento visionario assume chiara lettura: sua moglie Nia,filosofa
e storica d'arte, mi ricordava di quando, in piazza appunto, gli
chiesi
se poteva prestarmi un po' d'oro per rifinire l'aureola della mia icona.
Si alzò e si sedette accanto alla mia tela, stesa a terra, su un
grande
foglio di plastica e mi chiese se poteva terminarla lui. Grande onore e
generosità in quel gesto: ho ancora vivo nel cuore quell'immagine,
di un uomo che volle "ritoccarsi" l'aureola poco prima d'indossarla.
Marco
Fioramanti
Per
le opere e la storiografia dell'artista vedere il sito:
http://www.interteam.it/Pittura/Epifani/epif03.htm
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