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...le journal de bord
                 "mural" et virtuel,
presque quotidien, 
             de connaissance militante
...continue...
 
 


 

Demain, quelle civilisation?


HOMO GENETICUS
(L' Homme Généthique)

 
 

                           L'ère du temps


Nous vivons  une révolution planétaire rendant caduques tant les ères temporelles précédentes, que les ères spatiales traditionnelles. En 1989 déjà,  Jaques Robin considérait que nous changions d'ère, sonnant de la sorte la fin du quaternaire et de son rapport à l'ornement humain qui avait fleuri depuis les Aurignaciens. Comment nommer la nouvelle ère dont l'aube se dessinait?  J'ai proposé en son temps de la qualifier de "Quinternaire",  un néologisme qui jusqu'à présent n'a guère ému les Académiciens.
Aujourd'hui , le Quinternaire prend corps: des techniques instantanées et ubiquiste transportent les impulsions électroniques et les transforment en images, en paroles, en services, en ordres, tout en perturbant fondamentalement les rapports humains antérieurs. Cette situation nouvelle a réduit  à rien les heures et les mètres: nous sommes entrés  dans un état parachronique et paratopique où les maîtres  mots sont la picoseconde et le nanomètre, dans le foisonnement de leurs technologies respectives et des affects planétaires qu'elles induisent. Sur le plan symbolique, la représentation du chronos dans le sablier classique en forme de diabolo , où les grains s'écoulent lentement à partir d'un réservoir figurant l'histoire vers un réceptacle où s'accumule l'A-venir, est devenu obsolète. Jean Claude Guillebaud  considère que la forme ovoïde, avec son hypertrophie équatoriale figurant l'enflure démesurée du temps présent, serait appropriée pour représenter le passage d'une histoire atrophiée  vers un futur imprévisible. La figure ovale  illustre en outre l'instabilité du système dans l'attente qu'un moderne Colomb trouve à lui rendre quelque équilbre.
Pour rendre compte à la fois de l'aplatissement du temps et de la dilatation de l'espace, je voudrais proposer le symbole de la figure séchée. Son pédoncule racorni figure le "devoir de mémoire" qui a pris  la place des riches sarabandes scandant les péripéties  historiques d'autrefois. Les restes pistillaires de la face distale illustrent les quelques rares pseudopodes explorant maladroitement un avenir insaisissable. Un futur  que personne, sinon quelques économistes patentés ou stipendiés, ne se hasarde plus à prévoir  et dont chacun perçoit confusément les effluves incertaines.
Nul doute: le néo-chronomètre "fait la figue" au destin, selon la terminologie de Paul Claudel. La miniaturisation et l'instantanéité des technologies transmettant les influx électroniques ont profondémént modifié les relations inter-humaines, ainsi que la place  de l'individu dans la société.
L'explosion circumplanétaire de la télévision satellitaire, la vidéo-téléphonie portable et les réseaux Internet forment un enchevêtrement informationnel sans limite. Moyennant finance, il est de libre utilisation pour véhiculer le vrai et le faux, le sublime et le sordide, la rumeur ou le fondé, la publicité responsable ou la propagande trompeuse. Sa méthode : subjuguer par la répétition.
Une voix suave m'invite à me joindre aux bien-pensants. Repeat after me : " e-banking" ( le choeur de fans reprend e.banking), "e-commerce" (les apprenants répètent e.commerce), "e.business" ( les convaincus hurlent e.business). Voilà le genre de publicité véhiculée sur les ondes publiques. Et encore, on nous épargne  "e.learning", "e.cooking", "e.fucking". Cet  abêtissement me remémore les écoles coraniques vues au Pakistan ou au Yémen, ou encore le catéchisme biblique de mon enfance.
Nous sommes  devenus prisonniers de la gadgetterie technologique et confiants, dans ses prouesses bienfaisantes, sans prendre la mesure des conséquences de l'affrontement entre l'électronique aveugle, la gestion des affaires planétaires et le fonctionnement de notre cerveau. Les interactions entre  mutations technologiques et façonnement des concepts, ont mis un terme aux valeurs héritées de la révolution industrielle. Cette dernière, combinant l'inventivité entrepreneuriale, la solidarité plus ou moins consentante des forces de travail et la colonisation conquérante  des ressources planétaires, fut à la base  des flux de richesses dont la redistribution fit l'Etat-Providence. Cette époque est révolue: l'image et les produits virtuels ont submergé leurs homologues culturels et matériels pour substituer la dictature du profitariat à l'échange mutuellement bénéfique des biens et des services.
Sous prétexte de compétitivité concurrentielle, les humains sont invités à s'entre-déchirer, au propre comme au figuré, au profit de la bulle financière, avec la complicité des pouvoirs établis et de leur pensée unique.
Le travail créatif, source de richesses, de lien culturel et de dignité sociale , s'est progressivement dégradé. Une OPA planétaire sur la création et le labeur a pris les humains en otage sous la férule  d'une société de casino dérégulante et délocalisante. Prise en tenaille entre des puissances financières arrogantes et des impuissances politiques déclinantes, la société civile, porteuse des aspirations et des interrogations citoyennes, questionne les incertitudes de son destin.
Comprendre ce qui nous arrive n'est guère aisé. Complexité, manque de transparence, imbrications discrètes des acteurs  et des intérêts, opacifient le regard interrogateur, biaisent l'information, brouillent la perception et obscurcissent l'expression. Pour analyser les processus de la prise de conscience  et de la compréhension , il sera nécéssaire de dégager la pensée des gangues qui l'enserrent jusqu'à l'étouffer, celles du convenu, du conventionnel, du globalement correct, pour lui permettre de mieux appréhender sa nature, ses potentialités de guide dans l'action.
Pour décoder les paramètres qui déterminent le comportement humain contemporain, il faudra préalablement  apurer quelques comptes conceptuels  ou méthodologiques et prospecter quelque lueurs factueles en matière de neurosciences.  Réhabiliter l'intelligence par rapport au savoir, la compréhension par rapport à l'érudition, l'inventivité par rapport à l'imitation.
Oser transgresser les dogmes de l'intellectuellement  correct, du moralement correct, du politiquement correct, de l'économiquement correct, pour mettre à plat les conceptions relatives à la pensée das ses rapports avec l'individu humain, son corps, ses émotions, son esprit et son environnement .
Les avancés des neurosciences éclairent notre compréhension de la pensée. Après les péripéties astrologiques, théologiques,chamaniques,philosophiques, psychologiques, psychiatriques et pharmacologiques  se développe une analyse scientifique des processus mentaux.
Les rapports entre structures anatomiques, réactions physicochimiques et activités mentales sont explicités grâce à des méthodes d'bservation  et d'expérimentation non intrusives qui ouvrent la voie à une analyse fonctionnelle de la pensée, de la conscience, de la raison, dans leurs interactions avec le corps et son environnement. Il s'agit notamment de situer comment se positionnent à cet égard les notions de liberté et de responsabilité qui sont fondamentales dans l'exercice du libre examen.
En relisant l'"Introduction à l'étude de la médecine expérimentale", publiée en 1856 par Claude Bernard, j'ai mesuré combien les arcanes méthodologiques énoncées à cette époque, où l'éclosion des connaissances biologiques heurtait de front des montagnes de préjugés dogmatiques, étaient parfaitement en phase avec l'évolution actuelle des neurosciences.
Les données encore fragmentaires en la matière montrent le rôle de l'image mentale en tant qu'intermédiaire entre les émotions et la pensée. Cette médiation crée et entretient l'imaginaire qui, entre génétique et environnement, fonde l'unicité de la personne.
L'hypercomplexité des activités cérébrales , avec leurs milliards des neurones et leur milliards de connections, est sans commune mesure avec les quelques dizaines de milliers de gènes classiquement considérés comme facteurs de programmation des événements biologiques. L'objectivité méthodologique dans le champ des neurosciences devrait éclairer les concepts  relatifs à l'acquisition, à l'intégration et à l'expression des valeurs. Au-delà des applications thérapeutiques, pédagogiques et sociologiques des avancées  en cours, des retombées sont attendues dans la clarification des postulats  qui fondent la plupart des éthiques  contemporaines en matière de libre examen, de liberté de conscience et de responsabilité personnelle.




L'ADN du génome au métabolome:
l'essoufflement créateur



C'est  le Suisse Friedrich Miescher qui, dans les années 1860 , fut le premier à isoler, à partir du pus souillant des bandages hospitaliers, une substance  acide riche en phosphore qu'i nomma "nucléine". Ultérieurement, à partir du sperme de saumon , il purifia cette nucléine qui prend le nom d'ADN en 1889. Miescher, pas plus que les chimistes de son temps, ne mesura l'importance de sa découverte en matière d'hérédité des caractères des êtres vivants, que l'on supposait alors liés à des supports chimiques de nature protéique.
Cette idée allait perdurer pendant un demi-siècle encore jusqu' à ce qu'en 1944, Oswald Avery et ses collaborateurs, à l'Institut Rockefeller de New-York, démontrent que la virulence d'une bactérie pathogène pouvait être transmise par transfert de son ADN à une souche non virulente. Cette découverte n'attira guère l'attention et il faudra attendre 1953 pour que l' ADN devienne célèbre grâce à la description de sa molécule en double hélice, fruit des recherches de Watson, Crick, Franklin et Wilkins.  Considéré  à la fois comme mémoire moléculaire et programme génétique via l'alignement de ses séquences moléculaires, l'ADN fur sacré "Deus ex machina" des processus de conservation , de transmission et d'expression des caractères des êtres vivants.
Cette vision devait s'avérr abusivement réductrice et l'ADN allai bientôt révéler ses limites. Aujourd'hui, on le considère généralement comme un disque dur stockant les informations moléculaires liées aux gènes. Quant au logiciel de mise en oeuvre de ces informations, il relève de structures et de filières hypercomplexes dont l'ensemble est régulé par l'interaction de signaux et de récepteurs spécifiques. Le génome (les gènes), le transcriptome (les messagers), le protéome (les protéines) et le métabolome (les réactions métaboliques), fonctionnent dès lors de concert au sein d'un organisme qui est lui-même influencé par son milieu de vie.
Malgré l'évidence croissante de l'hypercomplexité fonctionnelle des organismes, le mythe de l'ADN considéré comme programmateur exclusif et intangible subsiste en tant que symbole médiatique, économique et socio-politique de la modernité. Et ceci alors que, comme l'indique Evelyn Fox Keller, la génomique structurale, fondée sur les séquences d'ADN, est devenue une génétique fonctionnelle exprimant la multitude des échanges intermoléculaires qui foisonnent au sein des cellules vivantes. Des prix Nobel comme François Jacob et Barbara McClintock ont reconnu cette dynamique où le gène conçu comme agent fonctionnel est totalement dissocié du gène pensé comme séquence d'ADN. En 1949 déjà, Max  Delbrück esquissait une épure globale du réseau hypercomplexe qui fonde les biosystèmes. Selon lui, "toute cellule vivante porte en elle les expériences tentées par ses ancêtres depuis un milliard d'années. On ne peut  espérer expliquer simplement,en quelque mots, un vieux singe aussi fûté."
Pour François Jacob, c'st le monde des interactions entre les composantes de la cellule qui devient le centre d'intérêt des études biologiques. Pourquoi dès lors l'image d'un ADN omnipotent demeure-t-elle inhérente aux conceptions biologiques globalement correctes, alors qu'aujourd'hui, l'ADN est complètement désacralisé, selon les termes de la revue "Pour la Science" dans sa livraison de janvier 2005 ?
La raison de cette prévalence est à trouver dans l'instrumentalisation  du gène : le rôle excessif attribué à l'ADN n'est pas innocent en matière de biopouvoir, avec son corollaire de prise de brevet sur le vivant. On brevette des séquences d'ADN dont on ignore la fonction. Or, il ne viendrait à personne l'idée de breveter les mots du dictionnaire bien qu'un texte qui les utilise soit susceptible de protection intellectuelle.
D'autres aspects encore, d'ordre sociologique , confortent la toute puissance  conférée à l'ADN. Un ADN servant au fichage des humains à risque. Un ADN supposé garant de la santé et de la jeunesse. Un ADN  qui serait capable  de déterminer  des comportements et de sceller des destins . La "bosse des maths" devient le gène  de l'intelligence. Le meurtrier agit sous l'impulsion d'un "criminogène" . "Comme tout un chacun, je fais ce que mes gènes me disent de faire", assure tranquillement un philosophe mondain connu. L'imaginaire public est martelé par un paradigme qui a fait son temps en science, mais qui longtemps encore nourrira des peurs  sans fondements, des espoirs sans avenir et de intérêts prédateurs sans limite.
Aujourd'hui, au-delà de la théocratie de l'ADN, le moment se prête à la réconciliation entre les avancées  biologiqus et les impacts sociétaux des nouvelles découvertes. Ceci nous amène à  prospecter l'idée de génétique et éthique dans l'étude des interactions  entre séquences d'ADN, pensée et comportements.
Les perspectives virtuelles de la transgenèse (par intégration des gènes) et du clonage (par duplication  conforme) chez les humains ont fait l'objet, depuis Dolly, de tous les fantasmes et de tous les coups médiatiques. Pourtant, elles n'ont guère connu de concrétisation, sauf pour quelques maladies à base génétique. Par contre, l'Homo genethicus, dont les milliards d'exemplaires sont soumis à la manipulation mentale, ne suscite officiellement qu'un intérêt poli, alors que ses composantes psychiques épigénétiques qui ne dépendent pas directement de l'expression des gènes  conditionnent la vie présente et future de l'humanité.
Dans ces conditions, il est temps de secouer le cocotier à idées, afin de libérer la pensée pour lui permettre d'intégrer les nouveaux équilbres  entre génétique et généthique.
Y aura-t-il une prise de conscience  suffisamment rapide de ce changement de paradigme pour que la transgenèse statique cède le pas à la transéthique évolutive? Pour y répondre , il faudrait nous libérer du génétiquement correct imposé par un ADN devenu hochet politique, médiatique et financier, tout en démasquant cette opération  d'asservissement si bien décrite par Huxley:"ce que vous vivez, ce que vous voyez, ce que vous croyez, n'existe pas: seul existe ce qu'on vous met dans la tête".
Comprendre le fonctionnement de la pensée  se positionne dès lors comme un impératif qu'il conviendra de rencontrer en éclaircissant les rapports entre structure du cerveau, activités cérébrales et interactions moléculaires, dans le contexte singulier d'un être de chair confronté à une histoire et à un environnement particuliers.
Cela devrait permettre d'esquisser les arcanes d'une généthique dynamique se substituant aux concepts en voie de fossilisation.


Les affects des émotions à la pensée:
l'emballement cognitif

Les neurosciences actuelles  tissent des liens entre émotions, pensées, valeurs et comportements. Elles se libèrent de la sorte des contraintes purement génétiques au profit de l'épigénèse qui prend en compte l'ensemble des paramètres interactifs façonnant l'être pensant et agissant. Ces conclusions des neurobiologistes semblent partagées par Julia Kristeva, qui considère que la pensée oeuvre à la fois à la construction et à la destruction des idées, ce qui ouvre la voie au questionnement créatif, source d'évolution mentale.
Sur le plan cérébral, le programme de développement des humains façonne, dès l'état foetal, les structures anatomiques et physiologiques qui permettront progressivement de percevoir les sensations, de développer le langage, de structurer la pensée et de prendre conscience de l'individuation. Fonction majeure, le langage exprimé sous forme de sons, de signes ou d'impulsions conventionnelles fait le lien entre contraintes génétiques et imprégnations socio-culturelles. Par son intermédiaire, chaque individu humain va percevoir et mettre en forme les représentations mentales qui fondent sa capacité personnelle à imaginer. Cet imaginaire, lieu d'intégration des interactions entre l'être et le stimuli internes ou externes, devient le creuset de nos désirs, de nos motivations, de nos choix. Il alimente notre système personnel de gestion de la pensée, du sentiment, de la raison.
Le fonctionnement du système nerveux hypercomplexe chez les humains rend caduque la controverse classique entre l'inné codifié par les gènes et l'acquis résultant de l'imprégnation par le milieu de vie . Il met en  exergue l'impact des balises éducatives dans la construction mentale du jeune enfant.
Entre instinct préprogrammé et instruction surimposée, il développe un potentiel d'intuition autonome et créative qui affranchit du carcan dualiste gène-conditionnement. C'est ce processus qui permet à l'individu d'appréhender les contraintes imposées par l'environnement et d'en négocier les limites de coexistence avec son imaginaire personnel, ontogénétiquement dépouvu de frontière.
La modernité a dévalorisé l'imaginaire en l'assimilant tantôt à un fantasme, tantôt à une faiblesse de l'esprit, tantôt à une séquelle de l'oisivité.
Elle fut aidée en cela par les religions, les philosophies et autres écoles socio-économiques dont les tenants défendent leur bout de gras en promulguant des dogmes sectaires. Dès lors, faute d'une pratique suffisante dans la sollicitation et l'utilisation de représentations mentales autonomes, l'individu est trop souvent pris en otage par l'imaginaire moutonnier des médias et sujugué par l'imagerie d'appartenance identitaire dans les sports, la nation, la télé-réalité, la religion, le clan. Le sommet est atteint dans le domaine publicitaire lorsque le PDG d'une chaîne privée affirme sans pudeur que sa mission consiste à conquérir des espaces de cerveau pour y loger de la publicité.
Cette stérilisation progressive de l'inventivité personnelle menace sa fonction en tant que support dans le savoir , guide dans le concevoir , clé de voûte dans le vouloir. Dans les sociétés contemporaines , l'étouffement de l'imaginaire autonome a des conséquences fâcheuses en mathématiques, où les avancées reposent sur la représentation d'images mentales figurant des solutions aux problèmes posés. Comme on le sait, la nuit porte conseil.
Actif dès l'enfance, l'imaginaire individuel
nourrit le lien affectif entre les générations et associe symboliquement le maître au disciple. Il met l'éthique en perspective dans le temps et l'espace et tisse le fil qui relie tradition et mouvement. Il promeut les valeurs universelles sans nier les valeurs particulières de culture et de situation dont il se nourrit. Il devient de la sorte partie prenante dans la résistance vis-à-vis des fausses évidences dont nous abreuve le médiatiquement correct.
Notre monde voit son potentiel créatif à ce point limité par l'impérialisme de l'image qu'il en arrive à ne plus être capable de concevoir une autre réalité que celle qui lui est imposée. Faisant face à ce défi, nous avons besoin de défricheurs habiles et courageux pour assumer une philosophie du questionnement, du déchifremment, et de la représentation critique. Pour s'opposer à la désinformation et à la mystification des fausses certitudes dans une société instrumentalisée par la pression médiatique, il convient de ne rien obturer, ne rien clôturer, maintenir ouvertes les voies de la découverte innovante et du dialogue constructif à l'encontre des pressions normatives. Telle semble être la méthodologie de reconstruction d'un imaginaire où l'individuel et le collectif se réconcilieraient en se fécondant mutuellement dans leur résistance à la théocratie de l'"A-pensée".


La Théocratie de l'Apensé

Si on considère que la pensée est, avec la parole et le sentiment , caractéristique de l'espèce humaine, le suivi de ses expressions dans le temps et l'espace sera représentatif de l'évolution des société sur le plan éthique et culturel. Les sites et objets funéraires constituent, avec l'art pariétal, les premières manifestations de ce qu'on pourrait qualifier d'"espri humain". La préhistoire regorge de traces diverses qui témoignent de l'ingéniosité et de la sensibilité des chasseurs-cueilleurs. Jusqu'à ce que l'agriculture et l'élevage permettent la thésaurisation et l'urbanisation avec des développements techniques et artistiques s'enrichissant mutuellement par transmission orale et graphique.
L'écriture, en fixant la pensée, sera ensuite le support des messages intellectuels et moraux dont nous avons hérité. Pendant des millénaires, religions, philosophies et croyances furent les facteurs structurants de la pensée jusqu'à ce que les technosciences se surimposent comme dénominateurs commun des activités anthropiques. Après des siècles de sujétions religieuses, politiques et économiques, l'occident a connu des révoltes libératrices successives de sorte que l'idéologie de la Raison raisonnante est arrivée de nos jours à régenter la pensée officielle. Le libre examen s'est positionné comme base idéologique de cette autonomisation de la conscience individuelle, jusqu'à devenir un non-dit implicite. Mais la Raison a des raisons qu'elle feint d'ignorer. La pensée libre s'est aujourd'hui angluée dans les filets du pseudo-librement correct, de sorte que la notion même de libre examen demande à être revisitée afin de la dégager des scories qui risquent de l'affadir et de l'étouffer.
C'est que les sociétés les plus libérées, les plus policées, les plus humanistes, n'ont jamais échappé à l'emprise de puissances tutélaires, aujourd'hui mondialisées, disposant d'outils toujous plus performants et de stratégies toujours plus raffinées pour asseoir leur domination.
Certes, cette situation n'est pas neuve. La Boétie, dans son "Discours de la servitude volontaire", rédigé vers 1548, avait remarquablement identifié les arcanes du rapport entre le tyran et le sujet, et plus généralement l'oppression et la soumission. Cet ami de Montaigne , membre comme lui du Parlement de Bordeaux ( ils étaient "tombés en amour" en 1558 lors d'une rencontre fortuite "dans une grande fête et compagnie de ville") n'est pas tendre avec ses frères humains qui ont une propension à courber l'échine devant la tyrannie. "Comment tant d'hommes supportent-ils un tyran qui n'a de puissance que celle qu'ils lui donnent et qui ne pourrait leur faire aucun mal s'ils n'aimaient mieux souffrir de lui que de le contredire. Or ce maître n'a que les moyens que vous lui fournissez: soyez résolu à ne plus le servir et vous volià libres. Il ne s'agit pas de le pousser, de l'ebranler, mais seulement de ne plus le soutenir."
Selon La Boétie, s'il en coûtait pour assumer la liberté, on admettrait que l'on préfère l'assurance de vivre en serviteur à l'espoir douteux de vivre en homme libre. Mais quoi ! Pour avoir la liberté, il suffit de la désirer ! Elle est cette petite étincelle dont la flamme grandit et se renforce si elle trouve du bois, mais s'éteint si on cesse de l'alimenter. Un tyran à qui on ne fournit rien, à qui on n'obéit pas, sans pour autant le combattre, reste nu et défait et n'est plus rien. Mais si on le sert, il se fortifie d'autant et devient de plus en plus dispos à exiger davantage. Il ne suffit plus de faire ce qu'il ordonne , mais de penser ce qu'il veut et même de prévenir son désir. Ce n'est pas  tout de lui obéir, il faut encore lui complaire, se rompre, se tuer à traiter ses affaires, sacrifier ses propres goûts aux siens, forcer son tempérament et se dépouiller de son naturel. On ira jusqu'à louer son humanité même si elle est plus funeste que la cruauté et on appréciera ses jolis discours sur le bien public et le soulagement des malheureux, même s'ils précèdent des crimes. Est-il vécu plus insupportable que cet état? (Et j'ajouterai : est-il propos plus actuel que ce constat ?)
Pour La Boétie, la ruse des tyrans est d'abêtir leurs sujets. "Cyrus a réduit la révolte des habitants de Sardes en y établissant des bordels, tavernes et jeux publics et en obligeant les citoyens à s'y rendre. Beaucoup l'on fait ensuite en cachette, alléchés à la servitude par quelques douceurs qu'on leur faisait goûter. Ces jeux, farces, spectacles et autres drogues, sont appâts de servitude et prix de liberté ravie : les allèchements endorment sous le joug et abêtissement par le plaisir niais. En somme, par les faveurs qu'on reçoit, on en arrive à ce que ceux à qui la tyrannie profite soient presque aussi nombreux que ceux auxquels la liberté plairait. C'est ainsi que les sujets sont asservis les uns par les autres: pour fendre le bois, on fait des coins du bois lui-même."
Cette ruse est bien plus efficace que la force brutale dont le tyran use comme épouvantail: les archers barrent les portes du palais aux malheureux sans moyens de nuire, non aux audacieux suffisamment habiles. De la sorte , après avoir conquis les esprits par la distraction, on pourra les subjuguer par la contrainte (the game is over!), maîtriser l'information et la communication, répandre la peur réelle en agitant la menace virtuelle afin de mettre en place, sans réprobation publique, des mesures de contrôle et de répression des corps et des esprits, des idées et des actes.
Plus près de nous, Tocqueville, cet autre visionnaire, décrit le nouveau despotisme, qui "vise à maintenir irrévocablement les humains dans l'enfance afin d'être l'unique agent et le seul arbitre de leur bonheur. Rendant moins utile et plus rare l'emploi du libre arbitre, il renferme l'action de la volonté dans un petit espace et dérobe peu à peu à chaque citoyen jusqu'à l'usage de lui-même."
Ajourd'hui l'intelligence se met au service du "tout correct", de sorte que la capacité de réflexion s'atrophie par manque d'exercice du sens critique argumenté. Dans ce climat de conformisme généralisé, l'expression de la pensée réfléhie est considérée comme superfétatoire, sinon pernicieuse, lorsqu'elle met en cause les mécanismes sos-tendant le "banalement correct", source d'atrophie de la conscience. Comment la sosiété des humains a-t-elle laissé prendre en otage les bases même de la construction de l'esprit? Comment a-t-elle permis que l'impérialisme de l'image asservisse la pensée et l'enlise dans la guimauve de spectacles mystifiateurs? Comment a-t-elle nourri la pensée unique qui, sous le couvert d'objectivité socio-économique, camoufle un ensemble d'intérêts et de stratégies entrelacées fondant la tyrannie contemporaine?
Trois systèmes de manipulation sont principalement à l'oeuvre à cet égard:
1) L'Image, qui couplée à l'instantanéité, dicte le vrai et transforme l'éducation et l'information en abêtissement "publicidaire", selon un néologisme du groupe Marcuse.
2) L'expertise, qui fait croire abusivement au consensus des "sachants" dans la promotion objective de "ce qui va  de soi", afin de gérer commodément en sous-main les affaires du monde.
3) L'hypercompétition, présentée sans preuve comme facteur universel de performance, y compris en matière d'éducation, de culture, de santé et de service au  public, même si ses effets sont délétères pour la formation de l'esprit et la cohésion sociale. 
Cette trinité  fonde le dogme, inspire l'apologétique et nourrit la catéchèse de la nouvelle théocratie qui (comme ses consoeurs) prétend régenter les consciences pour leur plus grand bien, au nom d'une pseudo-rationalité de façade. Prenant l'esprit en otage, elle l'enserre dans une camisole de force virtuelle qui illustre la formule de Nazim Hikmed:" nous avons libéré nos poignets de leurs entraves, mais les menottes nous ont monté à la tête." Pour nous dégager de cette oppression sournoise et libérer de façon responsable le libre examen dans ses fonctions mentales et affectives, il conviendra de faire appel aux neurosciences pour éclairer le lien entre génétique et éthique au sein de la personne humaine, dans le cadre d'une nouvelle discipline: la généthique.
Il s'agit en l'occurence de formuler une traduction scientifique du concept philosophique de libre examen, sur base des avancées récentes en matière de neurologie, afin d'en déduire une stratégie de résistance à l'oppression mentale. Certes, l'apensée procède d'une lame de fond et il serait vain de vouloir s'opposer de front à ce "tsunami" idéologique. Mais des approches indirectes sont possibles: celle du joueur de billard, qui sait qu'un petit choc bien placé peut décider du destin d'une partie si l'on fait preuve d'adresse. Celle du forestier qui sait qu'un modeste coupe-feu peut arrêter un incendie dévastateur pour autant qu'on agisse avec adresse, courage, détermination. Adresse, détermination et courage forment la trilogie qui devra affronter l'apensée dans sa trinité néo-théocratique. 
Et pour organiser  la résistance, il conviendra de stimuler l'organisation citoyenne par la poléthique. Aujourd'hui, la vertu critique commande d'abord de résister au pouvoir de l'argent, à la soumission de l'esprit, à l'impérialisme de la technocratie, au conditionnement médiatique. Elle implique un combat difficile et souvent épuisant pour amener les instances publiques à se doter d'objectifs, de méthodes et de systèmes de gestion répondant aux intérêts des populations.
Comment faire en sorte que le souci des valeurs investisse le politique au-delà du pragmatisme à court terme?  Rien ne se fera en la matière  sans une implication volontariste et courageuse de segments significatifs des populations. Tant que nous préférerons rester terrés derrière des écrans, il n'y aura guère à attendre d'un impact citoyen dans le destin sociétal.



Une éthique du libre examen :
vers la pensée libérée




Selon Spinoza, l'expérience et la raison sont d'accord pour établir que les hommes ne se croient libres qu'à cause qu'ils ont conscience de leurs actions, et non des causes qui les déterminent . En outre, selon l'auteur de l'"Ethique", "ils jugent les choses selon la disposition de leur cerveau !".
Aujourd'hui, les avancées des neurosciences éclairent les rapports entre corps et esprit, entre émotions et pensées, entre états mentaux et physico-chimie du système nerveux. Mais disent-elles quelque chose sur la libre conception et la libre expression d'un jugement? Pour Spinoza, la voie de la libération de la pensée passe nécessairement par un effort pour comprendre et se comprendre. Mais cette compréhension elle-même n'est pas indépendante des sentiments et des désirs. La liberté, pas plus que la raison, ne peut s'affranchir des charges affectives: le libre examen n'est pas le libre arbitre.
Dans ce contexte, la libération de l'esprit commande une ascèse réflexive fondée sur l'analyse critique et auto-critique de l'information. On n'est pas libre-exaministe: on y accède par une tension permanente entre le questionnement et la compréhension des êtres, des choses et des événements.
Ceci implique  de se faire une raison en renonçant à la sécurité et à l'évidence secrétée par la raison, grand ordonnateur symbolique des pensées et des actions. Une raison que nous utilisons pour cacher nos émotions et nos désirs sous une pseudo-rationalité qualifiée de "rationalisation" aux USA.
D'après Marc Jacquemin, la raison de Pascal n'est jamais que la faculté que nous avons de trouver le chemin le plus adéquat pour réaliser nos désirs et nos passions issus de l'impétuosité du sentiment. Pourquoi dès lors camoufler cette réalité sous le couvert du rationalisme pur et dur , si ce n'est pour faire de ce dernier un outil de coercition entre les mains de ceux qui "savent" ? N'est-ce point de la sorte que l'exploitation de l'homme par l'homme s'est imposée au nom de valeurs universelles énoncées sous l'égide de la raison raisonnante?  Selon Engelhardt, la Religion universelle de la Raison a échoué. C'est par la force, la violence et la contrainte qu'elle a pu donner l'illusion transitoire et tragique de l'unification des individus et des peuples. En fait, elle nous laisse un monde désarticulé fait d'étrangers moraux pratiquant un chasse croisé de dialogue de sourds.
Pour faire face à cette situation, refusons l'antinomie entre raison et sentiment . Mettons en cause la césure entre connaissance et imagination que le scientisme technocratique et utilitaire a imposé à la réflexion scientifique comme à la création artistique.
Dans les années 1990, la mode fut aux gènes du comportement. Sur base de quelques expériences sur modèle animal, on prétendait inférer un déterminisme génétique des déviances comportamentales chez les humains. Cette baudruche s'est largement dégonflée avec la mise en évidence du fonctionnement réticulaire des neurones, comme l'illustre Pierre Roubertoux dans son ouvrage : "Existe-t-il des gènes du comportement ?" Ce qui pouvait passer jusqu'il y a peu pour querelle d'école à propos des rapports entre le génome et le comportement, entre le corps et l'esprit, entre le sentiment et la pensée, est devenu objet d'expérimentation scientifique grâce aux méthodes non intrusives d'observation des activités cérébrales. Celle-ci indiquent notamment l'allumage sélectif de réseaux de cellules concernées par le rapport entre le corps et l'esprit. Les progrès croisés des neurosciences et biosciences montrent que les individus, comme les sociétés, sont largement tributaires de l'épigénèse dans leurs activités mentales d'éducation et d'échange. Cette
épigénèse
cérébrale se surimpose au génome d'ADN en stabilisant, pour chaque individu, des états labiles formés au sein des réseaux  de neurones, avec des effets divers sur le plan comportemental.
Dans le contexte nouveau qui se dessine, commente débarasser la pensée de ses préjugés, de ses dogmes, de ses certitudes, pour assumer pleinement ses fonctions  intellectuelles, affectives et imaginaires ? Comment la libérer du poids de l'Histoire et du circonstanciel des histoires éphémères, pour lui permettre de s'aventurer avec une audace responsable dans l'exploration de ses potentiels ? Comment la dégager du convenu et de l'officieusement correct pour défricher le champ évolutif des conditions humaines, tout en préparant les moissons à venir ?  Comment combattre l'emprise des nouvelles formes de domination-aliénation véhiculées par les pouvoirs médiatiques contemporains? Comment construire une réalité personnelle et collective dans l'émancipation sémantique et symbolique ? Comment comprendre et orienter des actes et des événements aux effets variables, plastiques et souvent imprévisibles?
Une diversité d'attitudes sont proposées à cet égard. Celle de Pascal (on s'agenouille et on attend). Celle de Diderot (l'imaginaire est capable de concevoir ce que la nature ne produit pas : "votre...est beau, mais l'idée que je m'en fais est sublime". Celle de la technoscience qui vit de la compétence, de la capacité, de la performance, de la compétition de ceux qui "savent". Celle d'une télé-réalité à géométrie variable nourrie de slogans publicidaires.
Je préfère la voie proposée par Joseph Macé-Scaron dans l'"Homme Libéré" : "comprendre la singularité et la beauté de ce qui nous est cher afin d'apprécier et de respecter ce qui compte pour autrui". Pour cela, pas besoin de doctrine, mais du souffle prospectif. Pas de cadences, mais du rythme, le corps sur terre et la tête dans les étoiles, comme le Grand Jacques, qui d'après son amie Juliette, aimait se mettre sur la pointe des pieds pour être plus près de la voûte étoilée.
Parmi les obstacles qui se dressent sur la voie de la libération de l'esprit, je pointerai la prétention du savoir omniscient et indiscutable dans sa soumission à la dictature du profitariat. Selon Jean Rostand, la science a fait de nous des dieux avant que nous soyons dignes d'être des hommes. Certes, Valery considérait qu'en toute chose, il faut être divin ou ne pas s'en mêler. Mais en science, être divin ne suffit pas. S'il faut en croire feu l'ancien ministre Hubert Curien , Dieu lui-même ne pourrait être reçu dans les filières scientifiques françaises car il n'a à son actif qu'une seule publication, qui n'était pas en anglais, et qui a échappé à la sacralisation par la "peer review".
Mais rvenons à nos affaires terrestres. Le maréchal Liauthey aurait dit " quand j'entends claquer des talons, je vois les cerveaux se fermer".  Il en va de même aujourd'hui pour les claquements de billets, alors que les pouvoirs financiers sont prégnants sur l'ensemble de la planète. Espérons que la société civile et ses experts veilleront au grain et sauront préserver l'ouverture symbolique des cerveaux dans la production de la pensée. Notre survie comme êtres humains en dépend...



Utopie et Eutopie:
pour un tiers-état poléthique

"Il ne faut pas insulter l'avenir"
Charle de Gaulle



L'utopia imaginée par Thomas More (1560) signifie étymologiquement "sans lieu", "de nulle part". Elle développe un système parfait de gestion des affaires communes, en faisant fi des contraintes de temps, d'espace et de situation. En son sens premier, l'utopie est donc une stratégie de gouvernance, un modèle néo-politique sensé représenter ce qu'il y a de plus efficace en la matière. De nos jours, elle est illustrée par la globalisation, qui prétend régenter par le marché les rapports entre les groupes humains, indépendamment de leur localisation, de leur écosystème , de leur anthropo-système, de leurs potentialités économiques et de leurs systèmes de valeur, afin de les conduire vers la perfection globale.
La stratégie utopique est en phase avec le développement des technosciences et des moyens de communication; elle répond aux exigences de la bulle financière, tout en se présentant comme parangon at arbitre des droits de l'homme.
Elle vise à maîtriser tous les paramètres qui régissent le dialogue et la confrontation entre les groupes sociaux. Elle privilégie les investissements lourds, la main d'oeuvre flexible et peu nombreuse , les droits individuels, les marchés porteurs, la rentabilité maximale des capitaux, l'hypercompétition entre opérateurs et acteurs socio-économiques, le tout étant théoriquement destiné à satisfaire au mieux les clients solvables . Quant aux pays pauvres, soumis aux ajustements structurels, ils sont priés de développer par priorité leurs produits d'exportation afin de rembourser leurs montagnes de dettes.
Aujourd'hui comme hier, la vision utopique cherche à accroître son emprise sur le monde, sous l'égide de son inspirateur et bras armé à la bannière étoiléé, avec l'Europe, moins
étoiléé il est vrai, comme fidèle vassal at avec comme séides les classes dirigeantes de nombreux pays pauvres à qui on pardonne leurs dérives pour autant qu'ils coopèrent avec loyauté à nourrir l'hydre financière.
Cependant, au fur et à mesure qu'elle élargit at approfondit sa maîtrise du monde , l'illusion utopique se heurte aux réalités écologiques, socio-économiques, géographiques, démographiques et culturelles des sociétés humaines. Ce faisant,  la globalisation exacerbe les conflits, accroît la violence et nourrit la tentation autoritaire jusqu'au sein du monde occidental.
Des alliances tactiques sont mises en place avec des puissances autrefois fustigées sur le plan des droits humains. En témoigne cette représentation exceptionnelle du cirque de Pékin où l'on voit Bush et Poutine, penauds dans leur tenue de pyjama brodé, noyés dans la masse des chefs d'Etat venus présenter leurs civilités au Maître du Céleste Empire. Visiblement, la floraison du dollar en Asie vaut bien une grande messe communiste.
Parallèlement à la globalisation utopique se développe un mouvement international visant à mieux intégrer la diversité des situations des potentialités économiques et des aspirations culturelles. Le fondement théorique de cette altermondialisation qui se cherche, pourrait être qualifié d'"Eutopie", un mot que l'on retrouve dans un poème de Thomas More, mais qui n'a pas connu la gloire, contrairement à son célèbre cousin.
Eutopique pourrait signifier "en harmonie avec le lieu", avec prise en considération des réalités écologiques et anthropiques dans l'élaboration d'une stratégie mondialiste. L'eutopie considère positivement la coexistence de valeurs, d'instruments, de règles et de structures différentes, pour autant que soient rencontrés les impératifs des droits humains dans le contexte des besoins et des aspirations des populations concernées. Faute de quoi, la mondialisation ne serait que l'association momentanée d'intérêts sordides, comme c'est souvent le cas de nos jours.
La nouvelle donne géopolitique fondée sur l'eutopie, postule la mise en place d'organes de régulation autrement respectueux des réalités de terrain et des choix des populations que ne le sont ceux qui prétendent aujourd'hui régenter les affaires du monde.
Donner du corps, de la substance , du sens et de la dynamique au projet eutopique semble dès lors représenter un objectif valorisant pour les humanistes de notre temps. Le monde a mal à son poumon liberté, mal à son cerveau égalité, mal à son coeur fraternité. Les experts qui se penchent à son chevet ne lui prescrivent que des potions virtuelles destinées à endormir la vigilance citoyenne. Dès lors, l'heure est venue de donner force et vigueur à l'eutopie du tiers-état poléthique.


Instituer la poléthique

Que proposer aujourd'hui pour structurer le gouvernement du peuple par le peuple et pour le peuple?
Les populations européennes sont laminées entre des couches superposées de pouvoirs de plus en plus lointains et de moins en moins responsables. Comme sous l'Ancien Régime, deux Ordre majeurs règnent sur leur destin: la nouvelle noblesse des Aréopages politiques et le nouveau clergé des Adorateurs du veau d'or. Nous sommes passée des marchands du Temple au temple des Marchés.
Le tiers-état, regroupant les forces vives qui créent et valorisent les richesses , qui assument les grandes fonctions sociétales et qui fondent l'humanitude, est devenu un Tiers-Exclu. Sa substance  s'est liquéfiée sous le charme trompeur du "panem et circenses"distillé par la médiacratie. La peur, l'envie et la cupidité , qui avaient reculé sous la pression civilisatrice, réoccupent le terrain sous la houlette des nouveaux dévôts.
Les projets , les perspectives, les conjectures dont on nous abreuve sont à la fois incontestables dans leurs objectifs et invérifiables dans leurs résultats. Nous sommes arrosés en permanence par des supputations qui ne sont que des incertitudes camouflées sous le flot de promesses spectaculaires visant à faire du neuf avec du voeu en donnat crédt à la miraculose.
La dilution de la volonté et de la réflexion crée une propension à l'égotisme, relayée par les lobbies et les publicistes , facilitée par la nouveauté technologique, renforcée par les dogmes socio-économiques qui disjoignent le lien sociétal. Le sens critique s'émousse sous la pression des porte-voix de la communication. La simple relation d'un évènement, vrai ou faux, constitue un fait en soi, qui bien souvent ne peut être ni validé, ni infirmé. Les énoncés performatifs, qui font flores de nos jours, organisent la confusion entre le représenté et le représentant. D'où la nécessité de confronter une pluralité de représentations en vue d'objectiver les rapports sociétaux. Faute de cette confrontation structurante, ces rapports sont une proie facilement manipulable.
Pour apporter une contribution citoyenne concertée au monde à venir, il apparaît indispensable de structurer la poléthique afin de rééquilibrer la gestion planétaire dans un sens humaniste et solidaire.
Conférer de la substance à la poléthique en dépassant la jérémiade, inventer ensemble de nouvelles eutopies poléthiques, représente dès lors un acte créateur d'avenir. Car l'avenir, qui n'est connu de personne, se trouve entre les mains de chacun.
La meilleure façon de le prévoir, c'est de le concevoir et de le façonner...


 
 
  JEAN SEMAL
(Cahiers internationaux de symbolisme, Numéros 110-111-112 / 2005 )

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